« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » À son paroxysme sur le Golgotha, ce cri de détresse monte vers le ciel depuis des millénaires et retentira jusqu’à la fin des temps. Il y a trop de souffrance sur notre terre, trop de trahisons et de meurtres. Que de passions déçues et, pour finir, l’inéluctable passage par la mort ! Et pourtant, la vie l’emporte,

l’espérance et la joie demeurent. Même quand tout semble s’effondrer, l’amour peut subsister et sauvegarder le monde. Aucune déréliction n’est irrémédiable. Heureux les hommes qui ouvrent des chemins de libération et de vie à travers les solitudes, qui secourent les malheureux et combattent le mal. Telle est notre vocation sur les parvis et dans la société.

La plus répandue des solitudes est celle infligée aux êtres privés du minimum nécessaire pour vivre humainement. Ils sont innombrables de par la terre, ceux qui ont faim, n’ont pas de logement décent et pas de gagne-pain, ne peuvent pas se soigner et s’instruire, se voient condamnés à la marginalité et au mépris, sont broyés par les guerres. Au lieu de remédier à la solitude générée par ces misères, l’ultralibéralisme ne cesse de l’aggraver. La pauvreté est stigmatisée, voire criminalisée : les exclus sont déclarés coupables de leur exclusion, le peu d’assistance dont ils bénéficient leur est reproché, et ils finissent par endosser cette culpabilité. Contre ces maux, l’Évangile appelle à la subversion sociale et politique.

La solitude induite par certaines dérives technologiques est plus insidieuse. Il arrive que l’isolement des individus culmine alors qu’ils sont submergés d’ « amis » par les réseaux sociaux, et reliés au monde entier par un déluge de communications. Évinçant la liberté tout en la glorifiant, les comportements commandés par la publicité créent l’insupportable solitude d’un vide intérieur que la compulsion consumériste ne peut pas combler. Accumulation de liens virtuels et de biens marchands. SMS insignifiants, multiple boulimie, chaises roulantes alignées devant la télé dans les hospices, c’est le règne des addictions et de la dépression. Prodigieux est cependant le progrès technologique quand il est mis au service de l’homme.

Sous couvert d’épanouissement, le narcissisme véhiculé par le marché ouvre sur un gouffre

de solitude. Chacun est sommé d’assouvir de suite et sans états d’âme les désirs d’un ego invité à se vouloir roi ou dieu. L’idéologie régnante démocratise cette perspective en la banalisant, et s’ingénie à en occulter les enjeux tragiques. Le « moi » hypertrophié et décomplexé abusera sans vergogne d’autrui et du monde. Obsession de jouissance et de pouvoir enracinée dans l’archaïque rêve de toute-puissance infantile. Illusoire liberté, antichambre du néant peuplée d’ombres où le « je » privé de partenaires s’évanouit. Mais le bonheur peut-il éclore hors du partage, hors d’un vivre ensemble au service de tous et respectueux de l’avenir ?

Aux antipodes de ces fléaux, une heureuse solitude offre sa fécondité à tous les hommes passionnés d’amour, de liberté et de création. Aux plus humbles comme aux penseurs, aux artistes, aux mystiques, aux prophètes profanes et religieux. Une sublime et modeste solitude intérieure à la dimension de la terre et des cieux, d’où sourd la force de croire en l’homme et en l’infini qui le transcende. Là s’enfantent notre être unique et les engagements spirituels, éthiques et politiques qui délivrent les humains des solitudes maudites. Accueil de l’altérité avec les joies qu’elle prodigue, et pari pour la vie en dépit des limites de notre finitude. Pour accomplir l’homme, la haute solitude et la communion s’appellent et se conjuguent.

Jean-Marie Kohler

La solitude, par les formes qu’elle peut prendre, par les problématiques qu’elle suscite, est au coeur de la pensée philosophique contemporaine… Elle semble être la cause de tous nos malheurs pour les uns tandis que pour les autres elle est le seul remède à une douleur de vivre, elle est un point de départ pour venir à bout de son mal-être ! Un premier pas vers l’ouverture au monde… qui se manifeste par une fuite de ce monde. Même si une dominante judéo-chrétienne dévalue la solitude, état marginal spécifique de nos pays occidentaux, il n’empêche que dans d’autres traditions (bouddhiste par exemple), la solitude est le passage obligé vers la communication universelle… Partir, quitter la ville, fuir parce qu’on étouffe dans son cadre de vie, fuir vers quelqu’un, vers un lieu désert pour vaincre le stress au travail… Certains ont besoin de quitter les tentations de la grande ville pour se réfugier dans un endroit un peu tranquille, où le silence est primordial. La solitude s’apprend même si elle est le sentiment le mieux partagé par toute l’humanité, car tout être humain a vécu l’arrachement du sein maternel…

Nous devons nous affranchir de tout état de dépendance pour devenir un être d’humanité.

Apprendre la solitude nous permet de l’apprivoiser pour qu’elle ne nous gêne plus, pour qu’elle nous soit bénéfique, pour qu’elle nous fasse parvenir à la liberté !

La solitude est un don qui se réalise lorsque vous êtes aimé. Un beau poème d’Eluard est intitulé L’amour la solitude, ce qui signifie que ce n’est pas séparable. Quand on reçoit la force de l’amour, on reçoit la liberté, c’est-à-dire la solitude.

Elle est une respiration, un recul salutaire, un silence bienfaisant au sein du bruit omniprésent et illusoire. Elle est conquête personnelle qui est exigeante car « rien de grand n’est possible sans traverser les épreuves que comporte cette forme de solitude où se cristallise l’unité intérieure qui ouvre sur les relations, qui ouvre sur les autres » (Christian Bobin).

Rencontre avec soi-même et avec l’autre

Il y a un fossé entre la solitude d’un ermite du premier millénaire reclus dans le désert et celle de femmes et d’hommes exclus socialement, affectivement. Dans les sociétés antiques, la solitude était liée à la sagesse… Elle est nécessaire dans toutes les situations de créativité : comme les adeptes du désert, les artistes, écrivains, musiciens, peintres ont besoin de fuir le monde pour retrouver l’inspiration, pour sortir du rapport « maître-esclave ». La solitude, source de créativité et d’altruisme, est l’équilibre indispensable à toute relation authentique.

Vivre dans la solitude ou le silence est presque un luxe. Ce n’est pas l’ignorance du monde mais le besoin de se mettre légèrement à côté pour mieux le regarder, l’appréhender… tout en étant attentifs à ce qui s’y passe par les journaux, la radio etc. C’est aussi un moyen de découvrir son moi profond, son intériorité, son unicité… Dans le yoga, la méditation, qui peut être découverte en acceptant d’ouvrir une part de soi-même, nous permet d’approfondir notre présence aux autres. En vieillissant, l’homme éprouve le besoin de s’isoler pour regarder ce que fut sa vie, les valeurs qui restent, les certitudes abandonnées petit à petit pour se concentrer sur l’essentiel

« Donner un sens à ma vie, donner un sens à ma mort ».

Rencontre avec Dieu

L’homme, croyant ou non, est un être de relation et la solitude choisie ou assumée peut constituer un lieu incontournable de rencontre avec un être transcendant, nommé « Dieu » par quelques-uns et « conscience,destin, providence, lumière, brise légère » (prophète Elie) par d’autres. Certaines formes de vie monastique ont particulièrement développé cet aspect de la solitude. La solitude est un refuge mais pas une séparation, je suis relié autrement par des liens indéfinissables… Charles de Foucauld et ses successeurs ont voulu vivre au milieu d’un peuple étranger en ne cherchant pas à convertir mais simplement à être présents, à donner et à recevoir comme un frère qui se voulait universel. Seul et relié toujours ! Comment pourrait-il en être autrement ? Jésus lui-même s’isolait pour prier parfois des nuits entières pour des moments vécus dans le secret d’une rencontre intime avec son Père, puis il revenait vers les hommes.

« Il existe en tout être humain une zone d’incommunicable où le couple le plus uni ne peut se rejoindre, c’est la part de Dieu » (Frère Roger de Taizé).

Françoise Gaudeul

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