“N’ayons jamais honte d’être différents !”

Depuis quelques mois, je suis prêtre accompagnateur dans une équipe d’aumônerie au service de personnes hospitalisées en secteurs psychiatriques : un monde d’exclusion et de captivité, un monde qui fait peur  ; mais un monde qui, ne faisant partie ni des bien-pensants ni des bien-comme-il-faut, a tant à nous apprendre.

Non productives dans notre société marchande, ces personnes sont plutôt bien placées pour nous rappeler une valeur essentiel : celle de notre humanité. Libérées des tabous, des bonnes convenances, du bien se tenir, elles nous font comprendre que le vivre ensemble se joue d’abord dans l’authenticité intérieure, aussi perturbé que soit cet “intérieur” ; que le sens de cette vie qui leur échappe est prioritaire sur la façon de vivre ; que le partage n’est pas seulement une affaire de générosité individuelle, si difficile à mettre en oeuvre quand on a tant perdu de soi-même, mais une intuition que les ressources de la vie ont vocation à être partagées dans une communauté de destin.

Personnellement, à leur école, j’ai déjà dû et pu vivre certains dépassements et vaincre certaines résistances.

D’abord avec moi-même

Il m’a fallu  commencer à découvrir cette forme de captivité où l’on est prisonnier à la fois de son corps malade qui échappe à la personne, de la structure du cadre de soin qui réduit son environnement et des traitements médicamenteux qui contraignent des émotions.

Il m’a fallu apprendre à investir des mondes de communication plus ou moins organisés, en réception comme en réponse, pour exprimer et partager un sentiment, une souffrance, une révolte, une humanité cassée mais qui “respire” encore et qui se révèle par des gestes de cordialité, des attitudes corporelles, des dessins, des poèmes, des prières ou un simple signe de connivence (regard, sourire…).

Ayant antérieurement exercé comme médecin (dans le domaine de la santé publique), j’ai dû aussi résister à la tentation d’étiqueté les syndromes : schizo, bipo, etc.

Et surtout, j’ai tenu à ne pas assimiler perturbation et déficience et à accueillir en adultes, majeures, matures, ces personnes déjà bien trop infantilisées par leur situation.

Avec l’institution psychiatrique

Dans le monde de la santé mentale, le corps psychique est pris au sérieux alors que la société matérialiste l’oublie ou le dévalue souvent ; l’imaginaire y prévaut sur le réelle ; une image dégradée de soi-même tente de se réhabiliter.

L’excès de compassion ou d’empathie y est à éviter pour prévenir les risques de transfert.

C’est dans ce monde-là que notre travail en aumônerie est de témoigner qu’avec le corps physique, le corps psychique, le corps social, cohabite aussi un corps spirituel qui donne du sens à la vie, là où en est cette vie et dans l’état où elle est. Et c’est dans ce contexte que je suis amené à intervenir au titre d’une instance cléricale dont je ne suis représentatif que de façon assez distante. Il me revient donc, à moi aussi, d’assumer ma part de marginalité…

J’entends et je comprends la plupart des réserves “religieuses” des thérapeutes et soignants en psychiatrie, bien conscient des pathologies induites ou du moins entretenues par certaines pratiques culturelles ou dévotionnelles hyperpieusardes, superstitieuses, fétichistes, idolâtres… depuis les trop banales névroses religieuses jusqu’aux grands délires mystiques caractérisés.

Il nous faut accepter de ne pas être autorisés à rencontrer, parmi les plus souffrants, ceux qui seraient trop agités ou trop délirants, de recevoir en pyjama mais avec toute leur dignité ceux dont on craint qu’ils saisissent l’occasion comme une opportunité de fugue, de refuser un sacrement qui serait vécu comme substitut au traitement, etc. Et d’être circonspect sur la compatibilité et les interférences possibles entre accompagnement spirituel et thérapie.

Avec l’institution ecclésiale

En m’envoyant vers les personnes hospitalisées en psychiatrie, ma lettre de mission me chargeait de leur témoigner de l’amour de Dieu pour elles et de la place dans l’Eglise diocésaine.

Belle mission en vérité !

Mais de quel Dieu s’agit-il ? D’un Dieu protecteur dans sa bien surveillance “supérieure” ou d’un Dieu partenaire, partageant leur fragilité ? D’un Dieu bon maître et bon juge ou d’un Dieu au coude à coude avec eux dans les combats dans leur vie ?

Et de quelle Eglise ? Celle qui entretient la pratique d’une religiosité parfois bien régressive et infantilisante ou celle qui annonce un Evangile libérateur et émancipateur ? Qui met à genoux ou qui met debout ? Celle qui part d’une foi professée pour tracer une ligne de “bonne” conduite de vie ou celle qui part d’une vie aussi “tordue” soit-elle pour y tracer des chemins de sens, de foi, de confiance, d’espérance ? Celle qui s’efforce d’accueillir généreusement les différences mais dans la conformité d’un cadre canonique normatif ou celle qui choisit, comme Jésus, de se faire marginale avec les marginalisés pour s’aventurer avec eux vers une vie à reconquérir et à réhabiliter ?

Notre institution ecclésiale a bien de la peine à être suffisamment claire sur ces priorités. La pastorale de la santé et ses rencontres d’aumôneries hospitalières, aussi amicales et sympathiques soient-elles, ne peuvent pas, elles non plus, se risquer très au-delà des références religieuses convenues. En outre, par sa spécificité, la psychiatrie s’y trouve assez démarquée. Alors, en équipe, il nous reste à nous confier à notre conscience humaine et évangélique ainsi qu’à la complicité de l’Esprit-Saint pour assumer, du mieux possible, la mission qui nous est confiée.

Et avec la santé mentale… en société

Une société méfiante devant cette réalité qui lui suscite tant de malaise, de peur, de honte. Une société qui n’accepte que prudemment les différences, les déviances, à commencer par celle-là. Une société de communication plus technologique qu’humaine, ne sachant pas intégrer les malades en souffrance mentale, ni même parler avec eux, estimant qu’ils ne relèvent que de la compétence de spécialistes. Une société qui entretient ses craintes sur le risque de violence occasionnée par les personnes psychopathes qui en sont, certes, 1,3 fois plus souvent auteurs, mais en oubliant qu’elles en sont aussi 11 fois plus souvent victimes.

Tout cela fait que beaucoup de ceux-ci sont ou se perçoivent rejetés, abandonnés, d’abord par leur propre famille.

Ainsi, Stéphane qui aurait tant voulu que sa mère vienne le voir à l’occasion de son anniversaire ou Catherine qui a entendu en vain que quelqu’un de chez elle vienne la chercher pour le baptême de ses deux petites filles.

Même médicalement stabilisés, ils ont encore bien du mal à se projeter dans la reconquête et la gestion de leur autonomie sociale. Sans oublier ce qui peut en être de leur vie amoureuse…

Alors, comment est-ce que j’essaye de vivre cette mission ?

En dépit de toutes ces difficultés contrariantes et peut-être même en raison de celles-ci, voici quelques points d’appui qui me permettent d’aller un plus loin.

Tout d’abord, malgré bien des déboires et bien des contradictions que j’ai dû affronter dans ma vie de prêtre, je suis et je reste aujourd’hui heureux de l’être, au service de l’Evangile là où ses défis sont à relever en priorité. Ceux à qui je suis envoyé m’invitent et m’aident à me compromettre avec eux ; à (ré)investir, moi aussi, mon imaginaire, à commencer par ces utopies ; à revendiquer, moi aussi, ma différence, ma marginalité ; à appréhender leur attitude déviante, voire leur dangerosité potentielle, en discernant leurs ressources intérieures avant leur comportement extériorisé.

Leur chemin est souvent long pour (re)devenir pleinement eux-mêmes dans leur identité, leur humanité, leur personnalité retrouvées. En les accompagnant sur ce chemin, je ne peux qu’être moi aussi, authentiquement moi-même et non pas jouer, auprès d’eux, un rôle, un personnage, qui me serait attribué par ma fonction.

Ainsi, étant par ailleurs plus à l’aise avec des croyants militants qu’avec des croyants pratiquants, je partage avec eux, comme avec l’équipe d’aumônerie, cette sensibilité militante. Certes, l’action militante est plus que difficile en situation d’enfermement, mais je ne renonce pas pour autant à en promouvoir et à en soutenir l’esprit par une ouverture collective sur la vie, laissant à chacun d’entre eux l’introspection de sa vie, imaginaire ou réelle, par le travail psychothérapique.

Pour dynamiser le message de foi, je tiens, dans ce contexte, à privilégier la notion de confiance que je place volontiers au coeur même de ce message.

Cette foi, c’est d’abord la foi de Dieu a en nous, la confiance qu’il nous fait, qu’il nous donne en nous-mêmes et qu’il nous appelle à nous donner les uns aux autres. Et c’est ainsi que, ensemble, nous pouvons exprimer et lui témoigner notre confiance et notre foi en Lui.

Et quand vient le moment de célébrer cette foi en Eglise, certains accomodements me semblent utiles. Anticiper comment risquent d’être reçus certains textes bibliques ou religieux pris à la lettre, selon l’état clinique des uns et des autres. Oser contourner certaines rubriques liturgiques qui en rajoutent sur la culpabilisation (dans le rituel dominical officiel de base, les termes “pêcheur” ou “pêché” sont repris 17 fois, “amour” ou “aimer” seulement 4 fois !) ; dynamiser la prière en substituant, par exemple, “confiance” à “pitié”, etc. Eviter une participation trop scolaire en préférant une (re)création de l’expression de foi à la récitation répétitive de formules (de type credo), ou trop passive : ainsi, la prière universelle n’est pas préparée par les animateurs mais par les résidents eux-mêmes. Favoriser tout ce qui peut les aider à grandir dans leur vie de croyants. Enfin tolérer et même positiver certaines interventions spontanées, voire, parfois, intempestives…

Il s’agit donc de célébrer la même foi, mais autrement. Peut-être aussi de contribuer à renouveler une expression ecclésiale de la foi plus consciente de la valeur des exclus, plus soucieuse de leur émancipation, et donc profitable à toutes les communautés croyantes.

J’ajoute un projet qui serait à concrétiser : ouvrir un espace de partage de parole et de recherche spirituelle pour les soignants. A suivre…

Je ne peux conclure (provisoirement) ce témoignage qu’en disant merci.

Merci à ceux qui m’ont fait confiance en Eglise. Merci à ceux qui mon associé à leur travail d’équipe en aumônerie. Merci à ceux qui, du fond de leur lit, cachés dans leur pyjama, enfermés, rejetés, abandonnés, m’ont accepté comme partenaire bien fragile de leur destin.

Avec eux je veux crier : “N’ayons jamais honte d’être différents !”.

Michel Deheunynck.