Ordination des femmes

Ordination des femmes

Historique et arguments

 

Historique

C’est en mai 1962, pendant la période préparatoire du Concile Vatican II (1962-1965), que la jeune juriste suisse Gertrud Heinzelmann fait parvenir à la commission préparatoire une requête circonstanciée qui, pour la première fois, confronte l’Église à la situation faite aux femmes au nom de la Tradition, et au postulat de l’égalité à tous les échelons de la vie ecclésiale. Elle espérait, dans la ligne de Jean XXIII, obtenir un aggiornamento alors que l’Église catholique n’avait même pas actualisé sa position vis-à-vis de la philosophie des lumières, et encore moins à l’égard du mouvement des femmes avec son contexte socio-culturel et juridique.

Le concile, débuté le 11 octobre 1962, en tient compte dans une certaine mesure, du moins dans le principe, puisque la constitution pastorale Gaudium et Spes, dans son chapitre 29, dit : « Vu que tous les êtres humains ont une âme raisonnable et sont créés à l’image de Dieu, vu qu’ils ont la même nature et la même origine, vu que, sauvés par le Christ, ils ont la même vocation et destination divine, il faut reconnaître l’égalité fondamentale de tous les êtres humains (…). Toute forme de discrimination touchant les droits fondamentaux de la personne dans la vie sociale et culturelle, qu’elle soit fondée sur le sexe ou la race (…) doit être dépassée et éliminée comme contraire au dessein de Dieu ».

Toutefois, les oppositions sont nombreuses et les démarches en faveur de l’ordination n’aboutissent pas. Cette déclaration n’inclut pas la possibilité pour les femmes de recevoir l’ordination car elle parle des « droits fondamentaux de la personne dans la vie sociale et culturelle », et ne comprend pas l’ordination dans ces droits.

Partons d’un constat : l’ordination des femmes est souhaitée, et pas seulement comme un vœu pieux. C’est demandé instamment, depuis plus d’un demi-siècle. Des évêques ont déjà fait des propositions en ce sens : en 1970, au 1er synode des évêques à Rome, les évêques du Canada ont présenté cinq recommandations, élaborées auparavant au cours d’une session de travail avec une soixantaine de femmes, et acceptées par eux (un vote de 64 oui sur 65 votants).

« -Que l’on déclare clairement et sans équivoque que les femmes sont des membres à part entière de l’Eglise, avec les mêmes droits, privilèges et responsabilités que les hommes,
– Que le prochain Synode écarte toutes les barrières dressées contre les femmes,
– Que les femmes qualifiées aient accès au ministère,
– Que l’on encourage la présence et l’activité des femmes dans toutes les organisations de l’Eglise,

Dès 1970, en France et en Belgique, était fondée une Amicale des femmes aspirant au ministère presbytéral, animée par Valentine Buisseret et Béatrix Dagras. Sous la pression épiscopale, cette amicale dut interrompre ses activités et renoncer à publier comme prévu les témoignages de femmes réunis.

Des femmes ressentent un appel vers les ministères ordonnés. Ignoré ou réprimé, cet appel est toutefois parfois authentifié par des pasteurs, des communautés chrétiennes ou des proches, comme cela apparaît dans l’enquête menée par Pauline Jacob pour sa thèse de doctorat : L’authenticité du discernement vocationnel des femmes qui se disent appelées à la prêtrise ou au diaconat dans l’Église catholique du Québec (Université de Montréal, 2006)

Par ailleurs, en 1970, Marie-Thérèse Van Lunen Chenu et le prêtre belge Pierre de Locht (expert à Vatican II) fondent l’association Femmes et Hommes en Église, un groupe de chrétiennes et chrétiens féministes. Il a pour but le partenariat évangélique entre femmes et hommes et le développement de la parité dans l’Église et la société. En 2011, l’association devient FHEDLES (Femmes et Hommes, Égalité, Droits et Libertés dans les Églises et la Société)

Au Québec, dans les pays anglo-saxons et en France, ces associations et groupes de réflexions, quoique assez peu nombreux par le nombre des adhérents, deviennent des éléments dynamiques faisant connaître les aspirations nouvelles ; Dans les revues et les périodiques, ainsi que dans des livres spécialisés, ils développent des argumentaires persuasifs qui font avancer la cause des femmes. Par exemple dans Concilium, nombreux articles et numéros thématiques: *n° 77 (1972), Thème : « Election et consensus dans l’Eglise », Y. Congar ; Des livres : AUBERT Jean-Marie, La Femme, antiféminisme et christianisme, Paris, Cerf, 1975. – BERERE Marie-Jeanne ; DUBESSET, Mathilde, Les femmes dans l’avenir de l’Eglise, Accès des femmes aux ministères ordonnés, Ed collectif Jacques Gaillot, 2000

En 1977, le Vatican s’inquiète des débats menés par les chrétiens progressistes ; sous le pontificat de Paul VI paraît la déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi Inter insigniores qui s’oppose à l’admission des femmes au ministère presbytéral. : « l’Église catholique tient que l’ordination sacerdotale des femmes ne saurait être acceptée, pour des raisons tout à fait fondamentales. Ces raisons sont notamment: l’exemple, rapporté par la Sainte Écriture, du Christ qui a choisi ses Apôtres uniquement parmi les hommes; la pratique constante de l’Église qui a imité le Christ en ne choisissant que des hommes; et son magistère vivant qui, de manière continue, a soutenu que l’exclusion des femmes du sacerdoce est en accord avec le plan de Dieu sur l’Église»

Malgré les réactions critiques qu’elle suscite émanant non seulement des associations féminines catholiques, mais aussi des cercles de théologiens et voire d’autres autorités romaines (Commission biblique et secrétariat pour l’unité des chrétiens) écartées de la rédaction dudit document, le texte n’est pas démenti par le Vatican.

En 1978, sont publiés les résultats d’une étude psychologique menée auprès de 110 femmes aux Etats-Unis. Mentionnons qu’une docteur de l’Église comme sainte Thérèse de Lisieux fit part de son désir d’être prêtre, y renonçant par humilité à l’exemple de François d’Assise et par la découverte profonde que la vocation baptismale à l’amour est à la source de tous les appels particuliers.

Entre 1970 et 1997, en France ont lieu des synodes dans une quarantaine de diocèses. A chaque fois, des débats sont organisés et des votes effectués pour manifester les désirs des chrétiennes et chrétiens engagés. J’en ai fait l’expérience en 1988-90, lors du Synode d’Evry, en étant délégué synodal des équipes animatrices de notre secteur pastoral. Les quelque 500 délégués synodaux, après avoir entendu des exposés donnés par d’éminents experts en ecclésiologie comme le dominicain Hervé LEGRAND, ont voté des motions significatives : 80 % de oui en faveur de l’ordination presbytérale d’hommes mariés ; 61 % de oui pour l’accès des femmes aux ministères ordonnés, y compris à la prêtrise. Ces motions ont été portées à Rome par l’évêque d’alors, Mgr Herbulot. Evidemment, aucune réponse !

ARGUMENTS THEOLOGIQUES

En 1990, un rayon de lumière ! L’organisme très officiel de l’Eglise de France, le CNPL (Centre National de Pastorale Liturgique), publie une étude particulièrement fouillée et exhaustive à propos de l’ordination des femmes : un article du dominicain Hervé LEGRAND, directeur des thèses de doctorat en théologie à l’Institut catholique de Paris, dans le livre « Rituels, Mélanges offerts au Père Gy » Le Cerf 1990. Le titre :« TRADITIO PERPETUO SERVATA ? la non-ordination des femmes : Tradition ou simple fait historique? » L’article, qui suppose une lecture attentive, formule de manière claire une réponse à tous les faux arguments qui font pression contre l’ordination des femmes. Une réflexion malheureusement trop peu lue par les instances ecclésiales, évêques, curés, théologiens, laïcs en formation, etc…Hervé Legrand développe les points suivants, dont je ne puis donner ici que quelques lignes, en citant tout de même plus longuement le 5ème point, le « In persona Christi » ! :

« Est-ce que l’on peut refuser l’ordination presbytérale aux femmes
1.- au nom de Jésus ? Réponse : Mais Jésus, en choisissant douze hommes comme Apôtres, ne prétend pas exclure les femmes. Il annonce qu’il vient rassembler les 12 tribus d’Israël…

2- Au nom des premières communautés chrétiennes ? « Vous tous, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n’y ni Juif ni Grec, ni esclave, ni homme libre, ni l’ homme ni la femme… » » (Galates 3, 27)

3- Au nom de l’anthropologie ? Au nom de la Bible, on ne peut pas affirmer que les femmes doivent être exclues d’une charge pastorale, en raison de leur « nature » ou de leur vocation propre. Mais LA CULTURE CHANGE, et aussi l’anthropologie En Occident, les relations hommes/femmes sont entrées dans une phase de redéfinition profonde…

4- Au nom du symbolisme appliqué à la personne du prêtre ? Tout détenteur de la charge pastorale: doit pouvoir représenter le Christ comme époux, comme tête et comme pasteur de l’Eglise. En Occident c’est devenu une évidence commune que des femmes peuvent s’acquitter aussi bien que les hommes des fonctions de représentation et d’autorité sociales. Ces mêmes femmes pourraient donc plausiblement représenter la foi de l’Eglise et sa communion tout aussi bien que des hommes, à condition d’être ordonnées pour agir in persona Christi et bénéficier des mêmes pouvoirs.
5- Au nom du pouvoir conféré au prêtre ? IN PERSONA CHRISTI Cette expression joue un rôle clé dans le débat. Il convient de s’y attarder et d’en percevoir la genèse et les nuances possibles. D’abord, que recouvre cette expression latine ? Aux yeux de l’Eglise actuellement, le prêtre agissant « in persona Christi » s’identifie à la personne du Christ. Quand il prononce sur le pain et le vin les paroles dites de la consécration, c’est le Christ lui-même qui parle par sa bouche. Ce rôle d’identification est plus fort qu’une simple représentation, celle qu’exercerait quelqu’un agissant « au nom de », par exemple un ambassadeur parlant au nom de son gouvernement…

Cette lecture du « in persona Christi » remonte à la théologie scholastique, au XIII° siècle. A cette époque, on a voulu tout préciser, tout expliquer, notamment le moment de la prière eucharistique où le pain et le vin sont changés au corps et au sang du Christ. Il fut décidé que cet instant précis serait le récit de l’Institution. En disant « Ceci est mon corps, ceci est mon sang », le prêtre, identifié au Christ, réalise efficacement le signe sacramentel. Il a même pouvoir que le Christ. Dans ce contexte, certains pensent qu’il y a une raison de convenance –voire d’obligation- à ce que le prêtre soit un homme et non une femme.

Par corollaire, cette sacralisation a beaucoup marqué la personne du prêtre et la justification de son statut à part. Elle a aussi entraîné une focalisation sur le pouvoir institutionnel au sein des structures de l’Eglise. C’est au XIII° siècle que le pouvoir du pape s’affiche sur les rois et sur tous les fidèles… Et pas question alors de confier des responsabilités à des femmes. Telle eucharistie célébrée, telle Eglise proposée.

Mais on peut interroger ce pouvoir absolu de consacrer, proclamé au nom du « in persona Christi ». En réalité, 1) ce pouvoir n’est pas immédiat ,2) il est à interpréter dans un contexte d’épiclèse, 3) il n’est pas nécessairement la source des autres pouvoirs.

1) Ce pouvoir n’est pas immédiat. Le prêtre n’agit pas in persona Christi de façon immédiate dans l’Eucharistie, dans une démarche d’autorité et de pouvoir sur le pain et le vin. Il lui faut être d’abord in persona Ecclesiae; c’est-à-dire habilité par l’Eglise à bénéficier de ce pouvoir, et donc être ordonné à cette fonction.

2) ce pouvoir est à interpréter dans un contexte d’épiclèse. Dans l’Eglise ancienne, on ne se soucie pas du moment précis où les dons sont consacrés ; c’est toute la prière eucharistique qui est considérée comme consécratoire, et l’on attache une particulière importance à l’épiclèse, c’est-à-dire à l’invocation de l’Esprit sur les dons, afin que le Père les consacre lui-même. Le récit de l’Institution n’est que le rappel, la mémoire de l’événement fondateur de l’Eucharistie ; il se coule dans l’ensemble de l’anaphore. Les prières eucharistiques orientales ont gardé ce schéma et la théologie qu’il sous-tend. Le pouvoir du prêtre se réduit à une intercession efficace : debout face au levant, avec tout le peuple de Dieu derrière lui et en son nom, le prêtre supplie le Père d’envoyer l’Esprit Saint. Dans ce contexte, le prêtre apparaît davantage comme un homme de non-pouvoir ; sa distance avec le Christ est mise en valeur.
Grâce à Vatican II, nos prières eucharistiques ont remis en valeur l’épiclèse ; les fidèles sont parfois invités à s’y associer par des refrains qui font écho à la prière du prêtre. Mais trop souvent elle passe inaperçue ou presque, tant demeure forte la focalisation sur le récit de l’institution.

. 3) Ce pouvoir sacramentel n’est pas nécessairement la source des autres pouvoirs.
Selon la tradition de l’Eglise ancienne, les prêtres président à l’Eucharistie parce d’abord ils président à la vie de leur communauté, à sa foi et à sa communion. L’ordre inverse ne se vérifie pas. Celui qui préside à tout cet ensemble, c’est celui-là qui est habilité à présider l’eucharistie, moyennant l’ordination appropriée. Ce n’est qu’au 13° siècle qu’on fera l’inverse, à savoir: celui qui est ordonné pour l’eucharistie (pouvoir de célébrer la messe) est habilité à recevoir une charge pastorale (pouvoir de juridiction).

Une telle lecture du « in persona Christi » ne saurait fermer la porte à une chrétienne, dès lors qu’elle serait reconnue capable de représenter la foi de l’Eglise et de veiller à sa communion. Autrement dit, avant d’être ordonnée prêtre, elle devrait être en charge d’une communauté. (ce qui est évidemment valable aussi pour les hommes !) De par son ordination elle serait alors située en altérité vis-à-vis des autres fidèles. Ceux-ci reconnaîtraient qu’ils reçoivent le salut du Christ… La chrétienne ordonnée agirait in persona Christi.

Pour les femmes, l’action in persona Christi ne serait pas une nouveauté. Les fidèles n’ont pas lieu d’être troublés par des actions in persona Christi réalisées par des femmes. Ces dernières en font déjà, -un peu comme Mr Jourdain faisait de la prose sans le savoir.. En effet, tout ministre des sacrements agit in persona Christi. Or, dans la tradition latine, les femmes, comme leurs époux, sont reconnues comme ministres de leur sacrement de mariage.

Les femmes peuvent aussi baptiser validement. Et à la messe, quand une femme à l’ambon proclame un passage des Ecritures, elle agit in persona Christi. En effet, Vatican II affirme dans la constitution sur la liturgie : « Chaque fois que la Parole de Dieu est proclamée, c’est le Christ qui parle à travers les Ecritures ». La femme prête donc sa voix au Christ, tout comme un homme. Habilitée à donner le pain de la Parole, pourquoi ne le serait-elle pas à donner aussi le pain et le vin de l’Eucharistie ?

En résumé, là où il serait plausible socialement qu’une chrétienne puisse représenter la foi et la communion de l’Eglise, la présider à ce titre, il serait également plausible qu’elle puisse représenter le Christ. Quand cette plausibilité sociale existe, et quand les contenus ecclésiologiques et théologiques du ministère pastoral sont respectés, de quel poids pèserait l’absence d’identité sexuelle entre le Christ et le ministre?

De très peu de poids, y compris pour la présidence de l’eucharistie, car celle-ci n’est pas une action théâtrale. Au théâtre, on ne voit pas une femme représenter le Christ. Mais nous ne sommes pas au théâtre ! Nous sommes ici dans le MYSTERE, le sacrement. Dans cette perspective, la représentation du Christ au titre de la foi et de la communion est décisive.

4- Au nom d’une tradition bimillénaire ?
La non-ordination des femmes est un fait historique indéniable, une coutume constante qui représente une manière d’agir appropriée aux conditions dans lesquelles l’Eglise a vécu jusqu’ici. Ce n’est pas une Tradition au sens fort, où se manifesterait la volonté révélée de Dieu sur son Eglise…. Alors cette coutume, assimilée pour beaucoup à une tradition bimillénaire, pourrait-elle subir un changement ?
En bien d’autres domaines des raisonnements impressionnants ont voulu empêcher de faire « ce qu’on n’avait jamais fait » et pourtant on a changé: la réitération du sacrement de pénitence, la détermination de la matière et de la forme du sacrement de l’ordre, le prêt à intérêt, le nombre des sacrements, la sacramentalité de l’épiscopat, etc…

Suite de l’historique

Cette position argumentée de manière imparable honore le niveau intellectuel des théologiens français, mais elle ne va malheureusement pas être suivie d’effet du côté de Rome.
1994 : Une année avec le jour et la nuit ! D’abord une bonne nouvelle ! Le Synode général de l’Église anglicane avait adopté en 1992 l’ouverture du sacerdoce aux femmes. Le samedi 12 mars 1994, l’évêque de Bristol, Barry Rogerson, ordonnait 32 femmes prêtres en sa cathédrale. En tout, plus de 3 500 femmes ont été ordonnées prêtres depuis. Neuf ans plus tôt, En juillet 1985, l’Église d’Angleterre avait voté l’admission des femmes au diaconat, vote ratifié par le Parlement en 1986. Les premières femmes diacres ont été ordonnées en 1987.

Mauvaise nouvelle : la réaction presque immédiate du pape Jean-Paul II, qui dit en substance : pas de ça chez nous ! Il publie, le 22 mai 1994, la lettre apostolique « Ordinatio sacerdotalis » qui reprend les deux raisons invoqués par Paul VI en 1977. La faiblesse des arguments (comparée à la richesse des arguments contraires développés par Hervé Legrand) s’accompagne d’une fermeté dans le ton et du recours à l’autorité papale refusant toute échappatoire… La cause serait définitivement entendue : « je déclare, en vertu de ma mission de confirmer mes frères (cf. Lc 22,32), que l’Église n’a en aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes et que cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles de l’Église. »
Mais nous ne sommes plus au temps du Syllabus (8/12/1964) avec ses anathèmes, ni au temps de Pie X en 1903, décrétant que les fidèles ne sont que des brebis vouées à suivre les décrets de la hiérarchie. La lettre de Jean-Paul II fut suivie par la déclaration Responsium ad dubium de la Congrégation pour la doctrine de la foi en 1995. Son préfet, le cardinal Joseph Ratzinger, y déclare que la doctrine du ministère sacerdotal réservé aux hommes a un caractère infaillible. Autant de textes mal reçus parce que trop peu crédibles (comme Humanae vitae en 1968 de Paul VI). Les mouvements féministes redoublent leurs actions ; de nouveaux organismes se créent, par exemple Le réseau international du mouvement pour l’ordination des femmes Catholic Women’s Ordination (CWO) au Royaume-Uni, Brothers and Sisters in Christ (BASIC) en Irlande, Stichting VrouMens aux Pays-Bas et le réseau Femmes et Ministères au Québec.

En dépit de ces positions de plus en plus négatives qui se font entendre au Vatican, de nombreux colloques pastoraux et synodes se tiennent dans les diocèses de différents pays européens: on y prône l’accession des femmes au diaconat et la poursuite des discussions relatives à leur ordination.

Il y a aussi des actions ponctuelles plus hardies chez quelques femmes qui franchissent le Rubicon et défient les autorités officielles en se faisant ordonner par un évêque validement institué : une affaire « valide » mais pas licite. A ce degré d’exaspération devant les interdits du Vatican, quel effet peut bien produire une excommunication automatiquement déclarée ? Encouragées par le mouvement Roman Catholic Womenpriests, ces femmes autrichiennes et d’autres pays, qui ont des bases théologiques sérieuses et sont dans une optique non-violente, reçoivent l’ordination dans un vaisseau hors cathédrale, sur le Danube, ou bien, comme Geneviève Beney, sur la Saône. Internet salue l’événement le 7 juillet 2005 : Geneviève Beney, femme et prêtre en France. La France connaît désormais sa première « femme prêtre». Agée de 56 ans, diplômée de théologie et mariée à un protestant, Geneviève Beney est catholique. Elle a été « ordonnée » prêtre de l’Eglise catholique le samedi 2 juillet 2005 à Lyon. La cérémonie s’est déroulée sur une péniche de tourisme naviguant sur la Saône et le Rhône, non loin de la colline de Fourvière qui abrite le siège de l’archevêché de Lyon. Vocation assumée ou provocation orchestrée, le geste de Geneviève Beney est condamné par l’autorité cléricale. Mais pour Christian Terras, directeur de la revue catholique progressiste ‘Golias’, il s’agit d’« une transgression prophétique ».

Depuis son ordination, Geneviève préside à des célébrations: « la transgression va encore plus loin que l’ordination puisque, à la demande de communautés ponctuelles, j’ai célébré baptêmes, eucharisties, première communion, mariage. Je joins deux photos de la cérémonie, très participative, du 22 juin 2019 (assemblée d’environ 80 personnes). Tout ça sans tapage mais avec joie et intensité.

Théologiens et canonistes donnent aux textes du Vatican le degré d’obligation qu’ils méritent. Et là, trop peu de fidèles sont avertis de ces subtilités ;généralement, on entend dire : le pape a parlé, la cause est entendue ! Mais non ! Là encore, une explication d’Hervé Legrand est très utile. Hervé Legrand, interview dans Réforme du 4 juin 2020 (n° 3853) p. 9 – une question dogmatique. Dans le grand public et même parmi le clergé, on a compris la décision de Jean-Paul II excluant l’ordination des chrétiennes comme définitive et même infaillible. Ce qui est inexact : selon le droit canonique, une décision définitive peut-être révisée au même niveau d’autorité. De plus, la décision de Jean-Paul II était de nature disciplinaire. Aussi sévère soit-elle à ce registre : un évêque, un provincial de religieux, un professeur de théologie dans une faculté reconnue par le Saint-Siège qui exprimeraient publiquement une opinion différente perdraient leur charge, cette mesure n’est pas pour autant d’ordre dogmatique. L’appui que Jean-Paul II croit trouver dans l’ordre voulu entre hommes et femmes par le Dieu Créateur comme dans la décision souverainement libre de Jésus de ne choisir que des hommes dans le groupe des Douze et la référence qu’il fait à sa propre autorité ne suffisent pas à rendre cette décision infaillible. Son préfet de la Congrégation pour la doctrine de la Foi, le Cardinal Ratzinger l’a reconnu, conformément aux critères ordinaires servant à interpréter le degré d’autorité des documents du magistère. De ce fait, la foi catholique n’est engagée que par l’énoncé de Paul VI, combien plus mesuré : « L’Eglise catholique ne se sent pas autorisée à ordonner les femmes ».

Il est nécessaire de connaître la valeur exacte des décisions du magistère pour éviter des troubles aux croyants en cas de changements possibles. Car le magistère lui-même, pour des raisons vraiment chrétiennes, a modifié de nombreuses positions toujours tenues jusqu’alors . C’est ainsi qu’il récuse désormais la peine de mort ; qu’il promeut la liberté religieuse après l’avoir condamnée ; de même que l’œcuménisme avec les frères séparés, jusqu’alors désignés comme « hérétiques » et « schismatiques ». Jusqu’à maintenant, seul des hommes peuvent représenter la foi et la communion de l’Eglise. L’avenir dira si on reconnaîtra la même capacité aux chrétiennes, car l’enjeu n’est pas féministe mais chrétien. Mais, si on s’y refusait, il est très important de savoir que ce n’est pas parce que notre foi l‘exclut.

Rome, 8 juillet 1997. Plus inquiétant, le document publié par le Vatican le 8 juillet 1997, car il veut museler les synodes diocésains en leur enlevant la faculté de débattre et de voter sur les questions qui fâchent : ordination d’hommes mariés, de femmes, les divorcés remariés, etc… Désormais, les évêques ne pourront plus mettre les questions à l’ordre du jour. « Ils pourront régler ce qui est de la participation des fidèles non ordonnés à la liturgie, – déterminer les conditions pour conserver l’Eucharistie chez soi ou l’emporter avec soi en voyage, fixer les règles pour l’exposition de l’Eucharistie par des fidèles non ordonnés ;- établir des règles pour les processions (NB- si le ridicule pouvait tuer, il y aurait combien de morts à la curie romaine ?), déterminer les cas de nécessité de l’absolution collective, en tenant compte des critères établis d’un commun accord avec les autres membres de la Conférence Épiscopale – établir des règles pour les célébrations dominicales en l’absence de prêtre ».

Dans la pratique, cette « instruction » a causé beaucoup de préjudices aux synodes diocésains organisés depuis 1997 ; les évêques, dont la plupart sont formatés pour ne pas faire de vagues, s’y conforment à la lettre, et les délégués synodaux sont condamnés à un ordre du jour privilégiant la vie intérieure et l’engagement social dans leurs communautés –choses bonnes en soi- mais pas sans une vision d’avenir qui inclut des ministères nouveaux. Un exemple : le 4 octobre 2020, le diocèse d’Evry a commencé un nouveau synode, avec pour thème « Evangéliser en prenant soin », comme le bon Samaritain -thème en rapport avec la pandémie actuelle. Mais « prendre soin », cela peut vouloir dire aussi se soucier de l’avenir des communautés, notamment des personnes qui demain exerceront des ministères, hommes ou femmes… L’évêque actuel applique les consignes préconisées en 1997, malgré la prise de parole d’un groupe contestataire, « Galates 3,27 » qui demande de revenir aux libres propositions faites par le synode de 1988/90. Et ils ont pour eux le pape François qui, dans sa lettre au peuple de Dieu, du 20 août 2018, demande que les fidèles s’expriment et s’engagent dans la lutte contre le cléricalisme et les abus sexuels et favorisent la synodalité.

Soucieux de répondre à cette demande du pape, un groupe d’intellectuels et de hauts responsables a publié en juillet 2020 la plaquette « Transformer l’Eglise catholique », quelques propositions recueillies par Michel Camdessus. Par deux notes théologiques, Hervé Legrand apporte sa contribution, notamment en plaidant pour élargir la manière d’appeler aux ministères. Depuis Vatican II, on voit que l’appel au diaconat permanent se fait auprès d’adultes compétents qui vivent au sein des communautés locales. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi pour les futurs prêtres ? L’appel intérieur, le volontariat n’était pas la pratique courante dans l’Eglise des premiers siècles, mais bien l’appel direct fait par les responsables des communautés. Et en 2021, nous avons conscience que cet appel peut être fait aussi bien à des femmes qu’à des hommes.

2010 – 2020 Ces dix dernières années, différents mouvements se sont formés pour le renouveau dans l’Eglise. Le comité de la jupe, devenu la CCBF (Conférence catholique des baptisé-e-s francophones), qui organise un « Conclave des femmes » pour débattre de l’avenir de l’Église catholique. L’association regroupe une grande partie des personnes qui aspirent à un renouvellement des structures. Anne Soupa et Christine Pedotti en sont les fers de lance, et leurs écrits contribuent à maintenir la flamme. Devant les lenteurs à faire bouger les choses, elles provoquent des discussions et posent des gestes (la candidature à l’évêché de Lyon) par des moyens médiatiques, afin de réveiller la torpeur des chrétiens découragés. De son côté, le pape François stimule les plus motivés, quitte à prendre parfois des méthodes qui surprennent et font dire : un pas en avant, un pas en arrière. Le 26 octobre 2019, dans le document final du Synode pour l’Amazonie, les pères synodaux font la requête suivante : « Nous demandons que le ministère institué de “la femme leader de communauté” soit créé et reconnu »,

Depuis les années 2000, la mondialisation accélère les échanges et les moyens d’action. Un simple exemple, qui a le mérite de s’inscrire dans un contexte œcuménique. Depuis ces années-là, le diocèse d’Evry est en jumelage avec le diocèse anglican de Guildford en Angleterre ; échanges et visites s’intensifient. A l’automne 2000, une délégation du conseil pastoral diocésain, évêque en tête (Mgr Dubost) , s’est rendue là-bas et a glané des informations susceptibles de nous inspirer : « La multiplication des ministères ordonnés permet à beaucoup de paroisses de garder un curé… L’Eglise d’Angleterre, passé le choc initial, compte un nombre croissant de femmes prêtres (elles sont 65 dans le diocèse de Guildford). Elle a aussi formé et coopté des prêtres (hommes et femmes) continuant à exercer une profession, donc sans rémunération par le diocèse, ainsi que des prêtres ordonnés spécialement pour un « ministère local » (généralement des personnes à la retraite désirant se consacrer à un ministère complet, après formation, dans leur seule paroisse). Le diocèse de Guildford compte maintenant plus de 400 ministres ordonnés, soit trois fois notre chiffre en Essonne. » (Info 91, N° 355, 28/10/2000).
Pourquoi ce qui est valable à Guildford ne le serait-il pas à Evry ou dans n’importe quel diocèse catholique ? L’œcuménisme, c’est aussi s’inspirer des réalisations ecclésiales venues d’autres confessions chrétiennes, quand elles sont dans le droit fil de l’Evangile bien compris. Nous ne sommes pas assez naïfs pour penser que les difficultés disparaîtront ; elles sont liées à toute entreprise humaine. Des supérieures de congrégations religieuses saluent l’événement.

Par la mondialisation et ses connexions internet, chaque terrien est immédiatement informé de ce qui se passe à l’autre bout de la planète. On apprend ainsi qu’il y a des femmes appelées à des rôles de leaders dans les différentes religions : chez les juifs, Delphine Horvilleur est femme rabin depuis mai 2008 ; pareillement chez les musulmans : – « Une femme courageuse et déterminée qui se veut comme un symbole du renouveau de l’islam, la théologienne franco-algérienne Kahina Bahloul, âgée de 39 ans, est instituée la première imame de France ; le vendredi 21 février 2020 a lieu son premier prêche dans une petite salle louée à Paris. (20 minutes).

Et chez les cathos ? Rien ! Pas plus chez les orthodoxes. Bien sûr, il y a la pratique des femmes qui font des lectures à la messe, qui prêchent lors des assemblées de la parole, qui font la catéchèse, etc… Mais rien d’institutionnel jusqu’au 12 janvier 2021. Chez les évêques français, c’est un silence assourdissant, à part quelquefois l’archevêque de Poitiers, Pascal Wintzer. Même parmi les hauts responsables les plus en vue, on en voit encore qui pensent que, au moment de la consécration, le prêtre doit être un homme, puisque Jésus était un homme: « les hommes seuls, agissant en place du Christ, ont ce privilège de pourvoir célébrer l’eucharistie et par voie de conséquence d’accéder au sacerdoce » (Noosphère N° 10, juillet 2020, p.29). Ces évêques seront-ils motivés pour plaider en faveur de prêtres femmes ? Trop de célibataires masculins exercent des fonctions où les décisions se prennent de manière pas assez concertée ; ils prêchent la foi et l’espérance en la vie, mais font-ils des gestes qui parlent ? Le pape François veut accorder plus de places aux femmes, et il le fait en partie… Certaines décisions importantes iraient peut-être plus vite si le numéro deux du Vatican était une cardinale femme ouverte et libre ?! C’est théoriquement possible et le Saint Esprit doit bien connaître des noms ! Christine Pedotti le pense aussi : « Le pape François pourrait oser un pas un peu plus grand en appelant des cardinaux qui ne soient ni prêtres ni évêques, des laïcs qu’il pourrait choisir hommes et femmes. » (Témoignage chrétien, 21/1/2021)

12 janvier 2021 : voici un « nouveau pas » du pape François. Il publie le motu proprio Spiritus Domini, qui ouvre aux femmes les ministères du Lectorat et de l’acolytat. A cette annonce, j’ai eu, je l’avoue, un instant de doute, car le décalage est grand entre la pratique courante dans nos assemblées depuis cinquante ans et l’absence d’une théorie nettement affirmée. Dieu merci, des femmes, et notamment des religieuses, ont été plus positives avec leur « Merci, Saint Père ! » Cette nouvelle disposition est une confirmation du chemin de l’Eglise en reconnaissant le service de tant de femmes qui ont pris soin et prennent encore soin du service de la Parole et de l’Autel … A partir des fonts baptismaux et ensuite de l’onction chrismale, nous tous et toutes, hommes et femmes baptisés, sommes rendus participants de la vie et de la mission du Christ et nous sommes rendus capables du service à la communauté », ajoutent les supérieures générales : « Nous sommes ordonnés les uns aux autres, ministres ordonnés et non ordonnés, hommes et femmes, dans une relation réciproque. »

Et puis, ce texte sur le lectorat et l’acolytat va permettre aux femmes de pénétrer dans l’espace sacré, là où des clercs et des laïcs mal informés ont jeté un interdit, comme on le voit à Paris dans certaines églises, et aussi en province, en Vendée et ailleurs. Changer les mentalités, ça prend du temps !

28 janvier 2021 : spiritus Domini suscite une toute autre analyse de la part de Paola Cavallari, membre de la Coordination théologique italienne (dans Golias 657 du 28 janvier 2021). Elle écrit : « Le motu proprio reste muet quant à la question du sacerdoce féminin… La lettre de François au cal Ladaria différencie les ministères institués (laïcs) et les ordonnés (prêtres) ; les ordonnés ne relèvent que des hommes… le pape se réfère à J.Paul II « l’Eglise n’a en aucune façon la faculté de conférer aux femmes l’ordination sacerdotale » Le sacerdoce baptismal des femmes est donc mutilé, puisqu’elles ne peuvent accéder à tous les ministères… La réticence vient de loin, explique Alexandre Faivre ; les ennuis des laïcs remontent au temps de la primitive Eglise, où « une grande multitude de prêtres avait adhéré à la foi » (Ac 6, 7b), ce qui a provoqué un repositionnement dans un sens sacralisant… les différences dans le monde ecclésial sont inscrites dans un établissement clérical, hiérarchique et excluant… La seule possibilité pour affirmer une réelle égalité entre hommes et femmes dans l’Eglise résiderait-elle dans l’ordination sacerdotale ministérielle des femmes ? Non ! Surtout si ce ministère reste sur le terrain sacralisant et sacrificiel… La conception du clergé, comme différence ontologique, s’est de plus en plus renforcée.

Dans les Eglises, la reconnaissance des différences de charismes entre hommes et femmes et l’égalité des « dons » originaires de la Ruah (l’Esprit) nécessite un tournant, une conversion structurelle… Que demandent les femmes ? Lors de la rencontre « Nous sommes toutes Anne Soupa », de nombreuses femmes qui font partie d’un réseau d’associations ont exprimé une option très différente : ne pas demander, mais agir, parce que le temps de l’exclusion douloureuse, de l’invisibilité féminine et de la demande de permission, a pris fin…. Il s’agit de remettre en cause par les fondements le concept même de sacerdoce ministériel, comme médiation nécessaire entre le peuple et Dieu, confié aux mâles, pour arriver à édifier, au contraire, une Eglise caractérisée par des ministères. C’est-à-dire des services pour le peuple de Dieu, tous ouverts aux femmes et aux hommes. Ministères découlant du sacerdoce commun enraciné dans le baptême.

Et demain ? Octobre 2022, le synode des évêques sur la synodalité.

Dans la société civile et les milieux scientifiques, de multiples projets fleurissent et nous reportent à des dates hypothétiques qui rendent rêveurs : 2030, 40, 2050 et plus, alors que les octo et nonagénaires de nos églises se disent, on verra cela de là-haut ! Qu’en sera-t-il du projet des femmes prêtres ? Fixons modestement l’horizon vers 2022, avec la perspective d’un synode sur la synodalité ! Le pape François y tient beaucoup ! L’Eglise d’Allemagne s’exprime déjà à travers un synode national qui annonce les réformes à faire : Dès Décembre 2019, une lettre est adressée aux catholiques d’Allemagne par le groupe Wir sind Kirche :

« Depuis le 1er décembre 2019 est lancé le Synode de l’Église d’Allemagne, à l’initiative des laïcs. Les auteurs proposent quatre thèmes de discussion : « Pouvoir et séparation des pouvoirs dans l’Église, Participation commune et association à l’envoi en mission ; Le ministère sacerdotal aujourd’hui ; Femmes dans les ministères et les fonctions de l’Église ; Trouver l’épanouissement dans les relations – Vivre l’amour dans la sexualité et le partenariat ». Les auteurs de cette lettre veulent aider à « une prise de conscience d’un renouvellement adéquat, cherchant  à reconnaître les signes des temps, contribuant ainsi à  vivre en chrétiens et à faire Église à partir de l’Évangile et des réalités contemporaines dans un esprit œcuménique ».

Le 23 janvier 2021, pour la journée mondiale de la communication, le pape François invite à un retour à l’essentiel, en reprenant les paroles de Jésus : « Viens et vois ». Un appel qui s’adresse à toute femme et tout homme, laîc ou ministre ordonné :

« La bonne nouvelle de l’Evangile s’est diffusée dans le monde grâce à des rencontres de personne à personne, de cœur à cœur. Des hommes et des femmes qui ont accepté la même invitation, “Viens et vois”, et qui ont été frappées par un “surplus” d’humanité qui transparaissait dans le regard, dans la parole et dans les gestes de personnes qui témoignaient de Jésus Christ. Tous les instruments sont importants, et ce grand communicateur qui s’appelait Paul de Tarse aurait certainement utilisé la poste électronique et les messages sociaux. Mais ce furent sa foi, son espérance et sa charité qui impressionnèrent ses contemporains qui l’écoutaient prêcher et qui eurent la chance de passer du temps avec lui, de le voir au cours d’une assemblée ou d’un entretien individuel. Ils constataient, en le voyant à l’action dans les lieux où il se trouvait, combien son annonce de salut dont il était porteur par la grâce de Dieu était vraie et féconde pour la vie. Et même là où ce collaborateur de Dieu ne pouvait être rencontré en personne, sa façon de vivre dans le Christ était témoignée par les disciples qu’il envoyait (cf. 1 Co 4, 17) ».

6 février 2021 : Nathalie Becquart est une religieuse française Xavière, un ordre d’inspiration jésuite. Le pape François l’a nommée samedi 6 février à un poste très important du Vatican, le synode des évêques, où elle aura le droit de vote, et dont elle devient numéro 2 – plus exactement sous-secrétaire. Ne vous fiez pas au mot «secrétaire», le poste correspond plutôt un statut de vice-ministre. Et de niveau international. Ce n’est pas une première au Vatican, mais cette nomination est rare pour une femme. Des générations de jeunes catholiques français connaissent bien Nathalie Becquart. De 2008 à 2018, elle occupa des responsabilités nationales relatives à la pastorale des jeunes au sein de la Conférence des évêques de France. Elle a ainsi accompagné des milliers de jeunes pour les Journées mondiales de la jeunesse (JMJ) à Sydney en Australie, à Madrid en Espagne, à Rio de Janeiro au Brésil, à Cracovie en Pologne et, plus récemment, au Panama.

A l’heure où le vaccin anti-covid 19 prend son envol, ne pourrait-on pas rêver d’un vaccin anti sclérose théologique qui, chez les chrétiens de tout milieu, serait une prévention efficace contre les peurs irraisonnées face à l’évolution des mentalités ? Le synode d’octobre 2022 sera-t-il le moment de grâce où quelques-uns des objectifs catholiques seront atteints ? A la grâce de Dieu ! Et de préférence, comme pour le vieillard Siméon, APRES le moment où des millions d’espérants auront vu briller la Lumière des Nations sur le visage des femmes ordonnées chez les catholiques… Ensuite, on pourra chanter le «Nunc dimittis… Maintenant Seigneur… »

Claude Bernard
25 février 2021

 

 

En mémoire d’elle

« On ne progresse jamais sans mémoire, on n’évolue pas sans une mémoire complète et lumineuse »

C’est François, évêque de Rome, qui dit cela dans sa dernière Lettre encyclique (1). Et relisant un merveilleux petit livre de Gabriel Ringlet (2), je me rends compte qu’il parle d’un texte d’Evangile qui m’a beaucoup touché pendant le confinement dû à la covid-19 : il s’agit de Mt 26,6-13. J’ai donc voulu méditer ce passage de Mt (ou de Mc 14, 3-9 qui lui est parallèle), en approfondir l’étude, et si possible, en tirer quelques orientations pour le présent.

Situons l’épisode que rapportent Mc et Mt. Les grands prêtres et les anciens ont pris la décision d’arrêter Jésus et de le tuer. La fête de Pâque est proche. Jésus est à Béthanie. Invité par Simon le lépreux, Jésus est allongé à table dans sa maison. Une femme – anonyme – vient et répand un parfum de grand prix sur la tête de Jésus. Ce qui provoque l’indignation des disciples. On aurait pu, en effet, vendre ce parfum et donner l’argent aux pauvres. Mais Jésus réagit en faisant l’éloge de cette femme : « elle a accompli une bonne œuvre, anticipant et préparant ainsi mon ensevelissement ». Et le récit s’achève ainsi : « Partout où sera proclamé cet évangile dans le monde entier, on racontera aussi, en souvenir d’elle, ce qu’elle a fait ».

C’est là la traduction de la TOB. Je préfère celle de Sœur Jeanne d’Arc, beaucoup plus proche du texte grec original : « Partout où sera clamée cette bonne nouvelle, dans le monde entier, on parlera aussi de ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle. » Ou encore la Bible de Jérusalem (BJ) : «… on redira aussi, à sa mémoire, ce qu’elle vient de faire… » (3)

Tout de suite après, c’est la trahison de Judas, la préparation du repas d’adieu, dans une ambiance pascale, et le repas lui-même avec ce que l’on appelle l’institution de l’Eucharistie. Il est intéressant de noter cette proximité, dans le texte, de l’onction de Béthanie et de la Cène.

Dans le troisième Evangile synoptique, celui de Luc, on ne trouve pas l’épisode lu en Mc et Mt, du moins dans le même contexte. Mais on trouve ailleurs, en Lc 7, 36-50, un récit qui n’est pas sans quelque parenté.

Jésus est allongé pour prendre un repas chez un pharisien. Vient une femme – anonyme, mais désignée comme pécheresse – et, derrière Jésus couché à table, elle baigne ses pieds de larmes, les essuie avec ses cheveux, et y verse le parfum qu’elle avait apporté. Le pharisien s’étonne et s’indigne. Alors Jésus, à l’aide d’une parabole, fait la leçon au maître de maison, et l’éloge de la femme qui a beaucoup aimé, et se devinant pardonnée, a ainsi montré sa reconnaissance.

Il se trouve que ce récit de Lc a quelques traits communs avec la scène que rapporte le quatrième Evangile, dans un contexte proche de Mc et Mt. Il s’agit de Jn 12, 1-8. La Pâque est proche (Jn 11, 55). Jésus est à Béthanie. Un dîner est offert en son honneur. Marthe sert, et Lazare, son frère, est parmi les convives. Une femme, désignée par son nom, Marie, oint les pieds de Jésus avec un parfum de grand prix, et les essuies avec ses cheveux. L’indignation des disciples est ici mise au compte du seul Judas. Mais Jésus fait l’éloge de Marie, qui a agi ainsi en vue de son ensevelissement. Et Jn, comme Mt et Mc, ajoute : « Des pauvres, vous en avez toujours avec vous, mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours ». (Jn 12, 8 cf. Mt 26, 11 et Mc 14,7)

Voilà en tout cas le geste d’une femme qui a beaucoup marqué les premières communautés chrétiennes, puisque, sous des formes différentes, surtout Lc, tous les évangiles le rapportent. Et, au moins chez Mc et Mt, il convient d’en faire mémoire.

Il est un autre récit évangélique où il est demandé de faire mémoire. Il s’agit de Lc 22, 14-20 : c’est le dernier repas de Jésus avec les siens, repas au cours duquel il anticipe symboliquement ce qu’il va vivre peu après, le don total de lui-même sur la Croix : « Il prit du pain et après avoir rendu grâce, il le rompit et le leur donna en disant : « ceci est mon corps donné pour vous. Faites ceci en mémoire de moi. » (Lc 22, 19) (4)

On trouve chez Paul un récit semblable, en 1Co 11, 23-26. Mais si Paul a bien la même invitation à faire mémoire avec le pain, il la renouvelle pour la coupe : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; faites cela, toutes les fois que vous en boirez, en mémoire de moi. » (1 Co 11, 25)

Le récit de la Cène et de sa dimension eucharistique, nous le trouvons aussi en Mc 14, 22-25 et Mt 26, 26-29… mais sans l’invitation à faire cela en mémoire de Jésus. C’est que la perspective n’est pas tout à fait la même.

Mc et Mt font référence à Ex 24, 8(« Ceci est le sang de l’Alliance que Yahvé a conclue avec vous… »), mettant ainsi en valeur la continuité avec l’Alliance du Sinaï. Or de celle-ci, il allait de soi qu’il fallait en faire mémoire, le Seigneur l’avait demandé par l’intermédiaire de Moïse : « Ce jour-là, vous en ferez mémoire et le solenniserez comme une fête en l’honneur de Yahvé » (Ex 12,14). Il s’agit, bien sûr, du jour de la libération d’Egypte, dont on fera un mémorial annuel. (cf. encore Ex 13, 9 ; Dt 16, 3… L’alliance du Sinaï est comme la signature de cette libération et s’inscrit dans le même mémorial.) Cette Alliance s’accomplit pleinement en Jésus donnant sa vie sur la Croix.

Lc et Pl insistent sur la nouveauté, rappelant la prophétie de Jérémie ; Jr 31, 31-34(« Voici venir des jours où je conclurai avec la maison d’Israël une alliance nouvelle… »). C’est de cette Alliance nouvelle et décisive parce que scellée dans le sang du Christ, véritable agneau Pascal, que nous sommes invités à faire mémoire.

Parlant de la femme qui, humblement, l’a oint de son parfum, Jésus dit : « On parlera de ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle ». A la Cène, Jésus dit : « Faites ceci en mémoire de moi ». J’ai déjà signalé, à propos de Mc et Mt, la proximité textuelle de l’onction de Béthanie et du repas d’adieu. Et Gabriel Ringlet d’écrire : « Il ne faut pas séparer les mémoires. Il ne faut pas séparer les repas. Il ne faut pas oublier que deux ou trois jours auparavant, lors d’une autre Cène, chez Simon le lépreux, il a dit avec la même force : « faites ceci en mémoire d’elle ». (o.c. p.62)

Or on les a bien séparées, ces mémoires, au fil de l’histoire. Peut-être même a-t-on laissé la première dans l’ombre, alors qu’on valorisait la seconde. Il est vrai que l’invitation de Jésus à faire mémoire de lui, avec les gestes du pain et du vin, a très vite pris une tournure cultuelle, rituelle. Et l’on sait que le rite, avec son caractère répétitif, entretient la mémoire. Iln’en a pas été ainsi pour l’autre mémoire. Et pourtant … ! Il était difficile, pour une Eglise très patriarcale, d’imaginer un rite dont une femme aurait été le célébrant ! C’est la « mémoire sélective » qui a joué. Et cela s’est bien ressenti dans le contexte de pandémie que nous vivons. C’est regrettable.

Mais « faire mémoire », c’est quoi ? Dans les textes bibliques, le mémorial a une grande importance. Il ne s’agit pas seulement de se souvenir d’un événement passé. Certes le mot hébreu Zâkar a bien le sens de « se souvenir », mais aussi de rappeler, conserver. Et la manière dont ce terme est utilisé en précise le sens. Il s’agit de s’enraciner dans un peuple qui se reconnaît peuple de Dieu. Du coup, faire mémoire, c’est entrer dans la mémoire de Dieu qui, lui, n’oublie pas et se souvient de son Alliance. Il s’y engage : « Je me souviendrai de mon alliance entre moi, vous et tout être vivant quel qu’il soit » (Gn 9,15). Et il tient parole : « Il s’est toujours rappelé son alliance, mot d’ordre pour mille générations …alliance perpétuelle pour Israël » (Ps 105 (104), 8-10).

L’Alliance a établi une relation étroite entre Dieu et le peuple. Pour le croyant, faire mémoire renouvelle cette relation. Il se souvient des hauts-faits de Dieu dans l’histoire, sachant que Dieu est toujours fidèle, toujours activement présent. Son amour est à l’œuvre aujourd’hui, comme hier et demain. Ainsi, la mémoire domine le temps, elle est conscience d’un présent qui domine le temps.

Quoi d’étonnant, puisque c’est l’Esprit Saint qui est la clé de la mémoire « Le Paraclet, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit » (Jn14, 26 cf. Jn 16,13).

Or, et je me réfère ici à Christian Duquoc : « L’Esprit est source de communion, non abolition des différences », « …l’esprit institue la différence comme richesse… », « Suscitant la différence comme fondement de la communication, l’Esprit est « charité et amour » ». (5)

Clé de la mémoire, l’Esprit nous rappelle les actes et les paroles de Jésus, il nous en fait découvrir toute la profondeur, toute la richesse. Il nous relie à la réalité historique de Jésus, il nous le fait reconnaître dans sa vraie personnalité ; « Nul ne peut dire « Jésus est Seigneur » si ce n’est par l’Esprit Saint » (1 Co 12, 3). Il nous dit que nous ne sommes pas le Christ, que nous avons mission d’être ses témoins, et il nous invite à entrer dans l’attitude filiale de Jésus, reconnaissant Dieu pour Père et les autres comme des frères.

En mémoire d’elle En mémoire de moi Il s’agit pour nous d’actualiser, de donner corps dans notre aujourd’hui, à ces actes et paroles d’autrefois, afin de maintenir ouverte l’espérance en l’avenir dont ils sont porteurs. Et d’abord parce qu’ils visent la Passion, la mort et la résurrection de Jésus qui sont le cœur de notre foi chrétienne. « Avant la fête de la Pâque, Jésus sachant que son heure était venue, l’heure de passer de ce monde au Père, lui, qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu’à l’extrême » (Jn 13, 1). Toute la vie terrestre de Jésus a été marquée par cet amour : accueil, disponibilité, attention, prédilection pour celles et ceux qui avaient le plus besoin d’être aimés, parce qu’ils étaient les moins considérés dans la société d’alors. A la Cène, Jésus révèle ce que fut réellement sa vie : un libre don de soi. A travers les gestes du repas et les paroles qui disent le sens qu’il leur donne, il devance sa mort en présence de ses disciples, c’est-à-dire de ceux qui vont le livrer, le renier, l’abandonner… et il leur fait don de cette mort. Le pardon est déjà à l’œuvre.

Se donner librement implique de vouloir aller jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême. Pour Jésus, ça veut dire laisser les autres disposer de lui, au lieu d’en disposer lui-même. « Je donne ma vie » : « Ma vie est à vous, entre vos mains ».

Dans l’Eucharistie, Jésus continue à se donner au-delà de la finitude humaine, parce que celui qui est allé jusqu’à l’extrême de l’amour, Dieu-Père l’a ressuscité, et l’a fait Seigneur et Christ. Seul un vivant peut se donner, s’offrir dans la durée de l’histoire. Sans la résurrection, le mémorial risquerait de n’être qu’un simple souvenir humain. Il faut tenir ensemble Vendredi saint et Pâque.

Le don que Jésus fait de lui-même à la croix, et dont l’Eucharistie fait mémoire, manifeste le don du Père qui, par amour, livre ce qu’il a de plus précieux, son Fils. Voilà Dieu : il n’a rien d’autre à donner que lui-même, mais il se livre à fond par amour… …et il nous appelle à faire de même.

Quand Jésus dit « prenez et mangez, ceci est mon corps », ces mots ne s’adressent pas au pain comme tel, mais au pain en train d’être rompu et partagé entre ceux qui sont là, et qui sont appelés à devenir à leur tour corps du Christ. Et, comme à la multiplication des pains, il y aura des restes, pour que la Cène continue à se vivre au fil du temps, et à susciter des membres vivants de ce corps en les nourrissant du Christ ressuscité, par l’action de l’Esprit Saint.

La communauté qui célèbre se souvient que si elle veut vraiment suivre le Christ, elle est invitée à mettre au cœur de sa vie la même option. Elle s’affirme prête à dire à la suite de Jésus : ma vie est à vous, voici ma vie donnée pour vous. Faire mémoire, ce n’est pas seulement écouter la Parole, et recevoir le Corps et le Sang du Christ, c’est entrer vraiment dans la dynamique du don de soi : se livrer aux autres, être disponible aux besoins des autres… Si le témoignage de vie ne suit pas, le rite est vide. Quand il rappelle le repas du Seigneur, Paul va fort : si votre Eucharistie ne construit pas la communauté et n’anime pas le témoignage, vous mangez et buvez votre propre condamnation ! (1Co 11, 17-34).

Se livrer soi-même, à la suite de Jésus ; c’est aussi ce que nous dit Jn 13, 2-20« …il les aima jusqu’à l’extrême. » et l’évangéliste Jean enchaîne avec un geste de Jésus qu’il est le seul à rapporter : Jésus dépose son vêtement, se ceint d’un linge, et se met à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge, avant de remettre son vêtement et de reprendre place à table. C’est bien dans le contexte d’un repas que cela se passe, et dans un climat dramatique ; l’heure est venue, et Judas poussé par le diable pense déjà à livrer Jésus.

Jésus reprend pour les disciples ce que Marie a fait pour lui, quelques versets plus haut (Jn 12, 1-3). C’est aussi le geste accompli sur lui par la femme anonyme et pécheresse de Lc 7, 36 s ; par la femme anonyme de Mt 26, 6-13, et de Mc 14, 3-9.

On peut penser que c’est d’elle(s), de cette femme (ou de ces femmes, peu importe) que Jésus a appris ce geste : cette attitude de profonde humilité et de service. Ne peut-on pas dire que, déjà, Jésus lui-même fait cela « en mémoire d’elle(s) » ? Du coup « en mémoire d’elle » et « en mémoire de moi » se rejoignent.

D’ailleurs toutes deux ont, selon les paroles de Jésus, la même perspective. « En répandant ce parfum sur mon corps, elle a préparé mon ensevelissement » (Mt 26, 12 cf. Mc 14, 8 ; Jn 12, 7). C’est donc bien dans la mort et la résurrection de Jésus que l’onction de Béthanie prend tout son sens. Les rites de la mort, l’embaumement du cadavre, ne pourront se faire pour Jésus, puisque les femmes ne le trouveront pas au tombeau. Ce qui se révèlera alors inutile est ici anticipé, sur un corps vivant…

Quant à l’Eucharistie, à travers les gestes et les paroles sur le corps et le sang, c’est bien la mort en croix et la résurrection qui sont en jeu. C’est bien ce qui est le cœur de notre foi chrétienne qui est désigné par ces deux mémoires, inséparablement.

« Voulez-vous honorer le corps du Christ ? Ne le méprisez pas quand il est nu… Quelle utilité d’avoir une table garnie de coupes d’or en l’honneur du Christ quand lui-même est dévoré par la faim ? Secourez-le d’abord dans sa pauvreté et puis vous ornerez sa table avec ce qui vous restera… Tout en l’honorant dans la maison de Dieu, ne méprisez pas votre frère qui est accablé : ce temple-là est bien plus important que l’autre ! » (6) Jean Chrysostome – comme bien d’autres Pères de l’Eglise – n’a pas oublié que : « des pauvres, vous en avez toujours avec vous », et que le souci de leurs besoins et la mise en œuvre des moyens d’y répondre, sont premiers par rapport au culte.

Nous vivons un moment difficile : pandémie, menace terroriste, incertitude… Nous prenons conscience de notre fragilité. Mais aussi, si nous réfléchissons un peu, de notre interdépendance, et pas seulement entre nous, les humains, mais aussi entre nous et l’univers entier. Dans ce contexte, ma foi chrétienne m’interroge et me suggère quelques réflexions. Si nous avions gardé vivante la « mémoire d’elle », et si nous n’avions pas réduit la « mémoire de moi » à la seule messe, nous pourrions vivre ce temps de manière positive. C’est du moins ainsi que je m’efforce de le vivre.

Je n’oublie pas qu’un sacrement ne se réduit pas à un rite. Le plus important est la grâce qu’il communique, le fruit qu’il porte. Dans l’Eucharistie, le fruit nous est révélé en Jésus : il s’agit du don de sa vie pour que les autres vivent ; il s’agit de se donner pour réaliser la fraternité, la communion. Se livrer soi-même, à la suite de Jésus, comme lui, même si c’est bien petitement ! Si la messe ne conduit pas à faire communauté, communauté vivante et rayonnante, elle n’est qu’un rite … peut-être vide. Si elle ne conduit pas à des gestes concrets au niveau des relations humaines, à des actes d’amour reflétant la générosité et la tendresse divines manifestées en Jésus, elle n’est qu’une « pratique » cultuelle sans impact sur la vie réelle. Or c’est le service de la vie qui compte.

Je n’oublie pas davantage que le mot eucharistie veut dire « action de grâce ». C’est beaucoup plus vaste que la seule messe. Pendant ce temps d’incertitude, je suis en admiration devant le dévouement extraordinaire de soignants, devant l’engagement de tant de médecins, d’infirmières…pour prendre soin des malades. Admiratif devant les personnes qui vont vers les gens en difficulté, se préoccupant de leurs besoins, leur apportant le nécessaire. Admiratif devant celles et ceux qui, malgré les risques, assurent au mieux leur service social. Admiratif devant tant de gestes de solidarité… La liste serait longue ! Alors oui, il y a de quoi rendre grâce, faire eucharistie, pour tous ces gestes que tant de personnes accomplissent en donnant le meilleur d’elles-mêmes.

… Et je crois que cela est aussi l’œuvre de l’Esprit saint, ce grand souffle d’amour de Dieu dans le cœur des humains, croyants ou pas. Car : « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Ro 5, 5). A moi, à nous, chrétiens, de saisir cela dans notre prière et d’en faire eucharistie. Nous sommes le peuple de l’action de grâce.

Ces personnes-là, se souciant du corps de la sœur, du frère en humanité, ont fait « cela en mémoire d’elle ». L’important n’est pas qu’elles l’aient su ou non. L’important n’est pas de savoir, mais d’agir, de faire. N’est-ce pas ce que nous dit l’Evangile en Mt 25, 31-46, dans cette scène grandiose du jugement dernier ? Le Fils de l’homme ne nous demande pas si nous avons eu notre messe, mais si nous avons servi notre sœur, notre frère, affamés, assoiffés, nus, prisonniers… car ce que « vous avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Et qu’importe, dit Jésus, que vous m’ayez reconnu ou pas… ce qui compte, c’est que moi, je vous reconnaisse comme celles et ceux qui ont été des relais efficaces de mon amour.
Nous n’avons pas eu la messe pendant quelques semaines, quelques mois peut-être. Nous étions sur pied d’égalité avec toutes celles, tous ceux qui étaient privés de quelque chose d’important à leurs yeux. Mais n’était-ce pas l’occasion de nous rappeler que, dans la messe, il y a la table du pain et du vin, mais il y a aussi la table de la Parole. Et la Parole de Dieu restait à notre disposition. Nous pouvions la lire, la méditer, et même la partager, les moyens modernes offrent tant de possibilités.

Nous pouvions aussi vivre ce « manque de messe » occasionnel en profonde solidarité avec les nombreux chrétiens catholiques qui sont, eux, privés de la messe des mois, voire des années entières, pour des raisons purement juridiques. La même institution qui leur dit que l’Eucharistie est au cœur de la vie des croyants, leur dit en même temps : vous, vous ne pouvez pas l’avoir faute de prêtres… alors que tous les baptisés sont prêtres, prophètes et rois. Mais il faudrait pour cela que cette institution accepte de se réformer, de se convertir, d’évoluer, au lieu de se replier sur des traditions purement humaines qu’elle s’est données en d’autres temps. Que faisons-nous pour travailler à cette indispensable évolution, ne serait-ce qu’en la portant dans notre prière si nous ne pouvons pas davantage ?

Et rappelons-nous que vivre la grâce eucharistique, ce don de soi pour vivre en communion fraternelle, est la manière la plus vraie de « faire mémoire du Christ ». Et que servir les autres, surtout les plus petits, être attentifs à leurs besoins et à leurs attentes, est lamanière la plus authentique de « faire mémoire d’elle ».

Nous finirons bien par sortir de ce moment critique. Aura-t-il contribué à me faire grandir dans une vie spirituelle plus intense, dans une prière personnelle plus fidèle, et surtout dans le don du meilleur de moi-même dans les contacts plus rares que je pouvais avoir avec les autres ?

Oui, ce pouvait être un temps de réflexion profonde et de conversion :
– pour la société, appelée à plus de sagesse. Nous savons bien que si nous retombons dans les erreurs du passé, si nous continuons à sacrifier les humains au profit, nous connaîtrons d’autres crises, et plus graves peut-être,
– pour l’Eglise, privée pour un temps de ses repères habituels, et appelée par là-même à se demander si d’autres manières d’être ne seraient pas à explorer, avec audace.

Pour ma part, je n’accepte plus d’entendre des propos tels que celui-ci (si commun !) : les femmes ne peuvent pas accéder à un ministère ordonné, parce que Jésus n’a choisi que des hommes. Y a-t-il un seul Apôtre dont Jésus nous a demandé de faire mémoire ? Mais il a bien demandé de « faire mémoire de moi (lui) » et de « faire mémoire d’elle ». « Ne séparons pas les mémoires ».

Notes

(1)Fratelli tutti. Tous frères. Lettre encyclique, n° 249
(2) Gabriel Ringlet, Un peu de mort sur le visage, DDB, Paris, 1997, pp. 60-62.
(3).Mt 26, 13. Le texte grec dit : lalèthèsetai kai o epoièsen autè eis mnèmosunon autès. Textuellement : « il sera parlé aussi de ce que fit celle-ci en mémoire d’elle ». Marc est semblable.
(4) .Lc 22, 19. Le grec dit : toûto poieite eis tèn emèn anamnèsin. Textuellement : « cela faites en la mienne mémoire ».
(5) Christian Duquoc, Dieu différent. Cerf, Paris 1977 p.109.
(6) Jean Chrysostome, Sur Mt, hom. 50, 3-4. P.G. 58, 508-509, traduction : Fr. Leduc.

Gui Lauraire




La foi chrétienne au défi des mutations contemporaines

Texte de Jean-Marie Kohler paru dans le magazine Golias N° 185 en 2019

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Être chrétien dans la modernité par Jacques Musset

Réinterpréter l’héritage pour qu’il soit crédible, qu’est-ce à dire ?

Il faut d’abord partir d’une constatation évidente que l’on peut observer en tous domaines de la vie, de génération en génération : un héritage ne demeure vivant et fécond pour ses héritiers que s’ils se l’approprient, ce qui suppose de leur part un droit d’inventaire, une évaluation, la possibilité de retenir ce qu’ils jugent bon, la nécessaire réinterprétation de l’héritage due aux conditions nouvelles dans lesquelles les héritiers vivent, conditions d’ordre culturel, économique, politique, social, technique. Il en découle que la fidélité à un quelconque héritage n’est pas la simple répétition (c’est souvent la pire des infidélités), mais une recréation. […]

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José Arregi : une spiritualité pour vivre avec ou sans religion

Voici quelques indications pour une spiritualité d’aujourd’hui, une spiritualité pour ce XXIème siècle qui avance, pour un monde si lourd de possibilités et de menaces, pour un temps crucial où notre espèce humaine doit décider ce qu’elle veut finalement être, ce qu’elle veut décidément faire avec soi-même, avec ceux qui viendront après, avec la communauté entière des vivants que nous sommes.

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N’ayons pas peur de la spiritualité : Cécile Entremont

Étant passée par les arcanes universitaires en psychologie et en théologie, je connais les réticences académiques à évoquer la spiritualité. Échappant à la rationalité, à la science ou au dogme, la spiritualité est encore assez suspecte dans ces milieux. Dans le peuple, par contre, une évolution se fait ressentir. En Europe, la spiritualité a été longtemps associée à la religion dominante et donc rejetée avec elle dans le même bain, avec la même critique d’autoritarisme et de traditionalisme. Aujourd’hui, chacun se sent davantage libre de prendre la distance qu’il souhaite par rapport aux différents apports des religions ; par contre les individus sont en quelque sorte livrés à eux-mêmes – ou à internet ! – pour effectuer leur quête spirituelle.

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Témoignages : Quels évangiles écrivons nous ?

Toute une série de témoignages

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Réflexions sur foi, spiritualité, Dieu, Jésus

Toute une série de documents développant ces thèmes

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Redonnons la théologie au peuple.

Redonnons la théologie au peuple !

Sortons de la théologie académique, dogmatique, autorisée !
Libérons-nous d’une vérité à croire, fixée et imposée d’en-haut !
Pratiquons librement une théologie d’en-bas… nous ne serons pas mis à l’Index !

Nous sommes des adultes capables de prendre leur vie spirituelle en main !

Aujourd’hui, la théologie est un outil de compréhension accessible à tout un chacun (internet, revues, formations courtes ou cursus universitaire) et précieux pour approfondir certains aspects de notre vie croyante.

  • « Faire de la théologie » pour nous , c’est essayer d’articuler le message biblique et les apports de la Tradition avec la vie d’aujourd’hui, en étant prophétiquement ouvert « aux signes des temps ».

De nombreuses « branches » de la théologie nous intéressent :

• L’exégèse historico-critique permet de remettre les Ecritures dans leur contexte historique et de dégager l’essence du message.

• L’histoire des dogmes révèle les enjeux culturels, philosophiques, politiques qui furent en jeu tout au long de la tradition religieuse chrétienne. On peut retenir les intuitions encore fructueuses des Pères de l’Eglise par exemple.

• L’écclésiologie ou étude de la vie de l’Eglise a progressé depuis Vatican II vers une écclésiologie de communion ; mais elle est bien mise à mal par une Curie romaine qui impose la Restauration ou une Contre-Réforme depuis une bonne trentaine d’années !

Mais encore beaucoup d’autres suscitent et attendent notre créativité :

• La théologie de la libération – née en Amérique Latine dans les années soixante – considère que le message de l’Evangile libère les opprimés. Or, aujourd’hui dans le monde occidental en crise de civilisation, les humains ont bien des libérations encore à effectuer, par rapport aux pressions de l’argent, de la technologie, de la consommation, des coalitions de pouvoirs .. La puissance libératrice de l’Evangile peut encore agir sur ces plans là !

• La théologie féministe interroge les préférences du genre masculin pour la désignation des aspects du divin, pour le gouvernement des Eglises ou encore pour la pensée théologique … là aussi, il y a encore beaucoup à dire et à changer !

• La théologie de l’expérience (ou théologie pratique, ou théologie de la corrélation ) nous concerne tous : reconnaître l’Esprit à l’œuvre dans nos expériences et pratiquer une lecture actualisée de la Bible qui puisse éclairer nos vies.

• La théologie de la Création ou encore nommée par certain/es « recherches en éco-spiritualité » est un chantier ouvert à notre humanité du XXIè siècle.

A Parvis, la théologie est une invitation à vraiment vivre l’Evangile aujourd’hui, et à oser penser, confronter, écrire, agir au nom de notre Espérance de disciples de Jésus de Nazareth !

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Cinq années pour Benoît XVI, une crise de confiance historique
Lettre ouverte aux évêques catholiques du monde
par Hans Küng

Paru dans Le Monde du 17 avril 2010 – traduit de l’allemand par Nicolas Weill

Joseph Ratzinger, désormais Benoît XVI, et moi-même étions entre 1962 et 1965 les plus jeunes théologiens du concile Vatican II. Aujourd’hui, nous sommes les deux plus âgés et les seuls à être encore pleinement en activité. Mon œuvre, je l’ai toujours mise au service de l’Eglise. C’est pourquoi, en ce cinquième anniversaire de l’intronisation du pape, je me tourne vers les évêques, par cette lettre ouverte, préoccupé que je suis par le souci que nous donne notre Eglise en proie à la plus profonde crise de crédibilité qu’elle ait connue depuis la Réforme. Je n’ai en effet pas d’autres moyens de les atteindre.

J’ai beaucoup admiré le pape Benoît pour m’avoir, moi son critique, invité à une conversation amicale de quatre heures lors de son entrée en fonctions. Cette rencontre qui a été saluée dans l’opinion publique, c’est le moins que l’on puisse dire, avait éveillé en moi l’espoir que Joseph Ratzinger, mon ex-collègue de l’Université de Tübingen, finirait par trouver le chemin d’une rénovation de l’Eglise et d’un rapprochement œcuménique, dans l’esprit de Vatican II.
Cet espoir, comme celui de tant de catholiques engagés a, hélas, été déçu, ce que j’ai fait savoir au pape de diverses manières dans la correspondance que nous avons échangée depuis. Il a sans aucun doute rempli quotidiennement et consciencieusement les devoirs de sa charge et nous a également gratifiés de trois précieuses encycliques sur la foi, l’espérance et l’amour. Mais pour ce qui est des grands défis de notre temps, son pontificat se présente de plus en plus comme celui des occasions manquées et non des occasions saisies :
• Manqué le rapprochement avec les Eglises protestantes : il est vrai qu’il ne s’agit pas d’Eglises au sens propre, et du coup, ni la reconnaissance de leurs hiérarchies ni un partage eucharistique ne sont possibles.
• Manqué l’accord durable avec les juifs : le pape a réintroduit une prière préconciliaire pour « que Dieu illumine le cœur des juifs et qu’ils connaissent Jésus-Christ, sauveur de tous les hommes » ; il a réintégré dans l’Eglise des prélats schismatiques notoirement antisémites ; il pousse à la béatification de Pie XII et traite le judaïsme en simple racine du christianisme et non comme une communauté de croyance à part entière, qui suit sa propre voie vers le salut. Les juifs du monde ont, récemment encore, été scandalisés par les propos du prédicateur de la Maison pontificale, qui a comparé la critique envers le pape aux aspects les plus honteux de l’antisémitisme.
• Manqué le dialogue ouvert avec les musulmans : symptomatique a été le discours de Ratisbonne, dans lequel, mal conseillé, le pape a caricaturé l’islam en religion violente et inhumaine et a, par là, suscité une défiance nourrie de leur part.
• Manquée la réconciliation avec les peuples autochtones colonisés d’Amérique latine : le pape prétend avec le plus grand sérieux que ceux-ci auraient ardemment désiré adhérer à la religion de leurs conquérants.
• Manquée l’opportunité de venir en aide aux peuples africains dans leur lutte contre la surpopulation par la contraception et par l’autorisation des préservatifs pour lutter contre le sida.
• Manquée l’occasion de faire la paix avec la science moderne : par la reconnaissance sans équivoque de la théorie de l’évolution et par une tolérance nuancée pour les nouveaux domaines de recherche, par exemple sur les cellules-souches.
• Manquée enfin la chance de faire enfin de l’esprit de Vatican II la boussole de l’Eglise catholique et de faire avancer sa réforme.
Ce dernier point est particulièrement grave. Ce pape-là ne cesse de relativiser la portée des documents du concile et les interprète, dans un sens rétrograde opposé à l’inspiration de ses initiateurs. Il agit même ouvertement contre le concile œcuménique, lequel, selon le droit canon, constitue la plus haute autorité de l’Eglise catholique, ainsi :
• Il a réintégré sans conditions dans l’Eglise des évêques intégristes de la Fraternité Saint Pie X ordonnés illégalement, alors que ceux-ci rejettent le concile sur des points essentiels.
• Il encourage par tous les moyens le retour à la messe tridentine et célèbre à l’occasion lui-même l’eucharistie en latin, le dos tourné à l’assemblée.
• Il ne met pas en œuvre les recommandations officielles de l’Anglican Roman Catholic International Commission, qui dessinent le cadre du rapprochement avec l’Eglise d’Angleterre. En revanche, il cherche à débaucher le clergé anglican, quitte à renoncer à l’obligation du célibat pour attirer celui-ci dans le giron de l’Eglise catholique.
• En nommant à la tête de son administration des adversaires du concile (le secrétaire d’Etat, la Congrégation pour le culte divin) et des évêques réactionnaires dans le monde entier, il a renforcé la tendance anticonciliaire à l’intérieur même de l’Eglise.

Le pape Benoît XVI semble de plus en plus isolé de la grande majorité du peuple chrétien, qui, de son côté, se préoccupe de moins en moins de Rome et, dans le meilleur des cas, s’identifie aux communautés et aux évêques locaux.Je sais que beaucoup d’évêques souffrent de cette situation : le pape est soutenu dans sa politique anticonciliaire par la Curie romaine. Il cherche à étouffer toute critique venue de l’épiscopat et de l’Eglise, il s’efforce de discréditer ses contradicteurs par tous les moyens. Via un nouvel étalage de manifestations médiatiques et baroques, on tente de démontrer qu’il existe encore à Rome une Eglise puissante gouvernée par un  » vicaire du Christ  » absolu qui a en mains tous les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. La politique de restauration de Benoît XVI n’en est pas moins un échec. Toutes les mises en scène, les voyages et les documents produits par lui et ses prédécesseurs se sont révélés incapables d’orienter, dans le sens que voulait Rome, l’opinion de la plus grande partie des fidèles sur les questions controversées, en particulier sur celle de la morale sexuelle. Et même les rencontres de la jeunesse avec un pape auquel seuls des groupes traditionalistes ou charismatiques rendent visite, n’ont pu ni freiner les défections ni réveiller les vocations.
Mais ce sont bien les évêques, qui sont le plus à plaindre : des dizaines de milliers de prêtres se sont défroqués, depuis le concile, à cause de la règle du célibat. La génération montante dans le clergé séculier (mais aussi régulier) souffre d’une baisse drastique de niveau quantitatif et qualitatif. Le clergé actuel est partagé entre résignation et frustration, et le phénomène atteint désormais les couches les plus militantes. Beaucoup se sentent abandonnés à leur misère et souffrent de l’état de l’Eglise. On sait ce qui attend nombre de diocèses : des églises, séminaires, paroisses de plus en plus clairsemés. Dans plusieurs pays, à cause du manque de prêtres, les communautés sont, souvent contre leur gré, fusionnées en gigantesques « unités d’assistance spirituelle » où les quelques prêtres restant sont surchargés, simple simulacre de réforme…

Et voilà qu’à tous ces facteurs de crise s’ajoute désormais le scandale des abus sexuel dont des prêtres se sont rendus coupables sur des milliers d’enfants et d’adolescents, que ce soit aux Etats-Unis, en Irlande, en Allemagne ou ailleurs – tout cela dans le silence d’une hiérarchie soumise à une crise de confiance sans précédent. Il est impossible de taire le fait que le système de camouflage mondialisé des cas de déviance sexuelle dus à des membres du clergé a été piloté par le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, où ceux-ci étaient centralisés dans le plus grand secret, autrement dit par le cardinal Ratzinger (qui l’a dirigée de 1981 à 2005), et déjà sous Jean Paul II. Aussi tard que le 18 mai 2001, Ratzinger adressa solennellement une lettre aux évêques du monde sur les « délits les plus graves » (Epistula de delictis gravioribus). Les cas d’abus sexuel devaient être couverts par le Secretum pontificum, protégé par un arsenal de peines ecclésiastiques prévus en cas d’infraction. Il est donc tout à fait justifié que beaucoup réclament de l’ex-préfet et pape actuel un mea culpa personnalisé. Hélas, l’occasion fournie par la semaine sainte a été manquée. En lieu et place, nous avons eu droit, lors du dimanche de Pâques, à une protestation d’innocence « urbi et orbi » par le doyen des cardinaux.

Les effets de tous les scandales pour la réputation de l’Eglise catholique sont dévastateurs. C’est vrai aussi pour des dignitaires de haut rang. Sur d’innombrables pasteurs des âmes et éducateurs irréprochables qui se dépensent sans compter, pèse désormais un soupçon collectif. C’est aux évêques qu’il revient de poser la question de ce qui doit advenir de leurs diocèses et de notre Eglise et de ce à quoi elle va ressembler dans dix ans, compte tenu de la situation de la crise des vocations et de la pyramide des âge du clergé actuel. Ici, je ne souhaite pas ébaucher devant vous un programme de réforme ; j’ai déjà pratiqué plusieurs fois cet exercice avant et après le concile. Je voudrais seulement avancer six propositions dont je suis convaincu qu’elles recevraient le soutien de millions de catholiques qui n’ont actuellement pas voix au chapitre :
1. En finir avec la loi du silence : en choisissant le silence, les évêques se rendent complices de dérives bien graves et nombreuses. Or là où ceux-ci tiennent les règlements, dispositions et mesures en vigueur pour contre-productives, mieux vaut dire publiquement les choses. Pas d’adresses de dévouement à Rome, mais des exigences de réforme !
2. Prendre les réformes en main : ils sont nombreux dans l’Eglise et dans l’épiscopat à se plaindre de Rome sans rien faire eux-mêmes. Mais quand on en arrive à une situation où le service divin est déserté, le pastorat dépourvu de moyen, quand on s’ouvre de moins en moins à la misère du monde, et que le rapprochement œcuménique est réduit à sa plus simple expression, il est trop facile de mettre tout sur le dos de Rome. Evêque, prêtre ou laïc, que chacun dans sa sphère d’influence, grande ou petite, apporte sa pierre à la revitalisation de l’Eglise. Bien des accomplissements dans les paroisses et dans l’ensemble de l’Eglise sont mis en branle à l’initiative d’individus ou de petits groupes. En tant que tels, les évêques doivent soutenir et encourager de telles initiatives et, particulièrement en ce moment, répondre aux plaintes justifiées des croyants.
3. Aller de l’avant collégialement : le concile, après de vifs débats et en dépit de l’opposition constante de la Curie, a décrété la collégialité du pape et des évêques, décision qui allait dans le sens de l’histoire apostolique, où Pierre ne faisait rien sans consulter le Collège des apôtres. Mais les papes et la Curie ont, dans la période post-conciliaire, fait fi cette décision essentielle du concile. Depuis que Paul VI, deux ans à peine après Vaticant II, et sans consultation de l’épiscopat, a publié une encyclique en faveur de la règle controversée du célibat, l’administration et la politique pontificale se sont remises à fonctionner sur le mode le moins collégial qui soit. Jusqu’à présent, en matière de liturgie, le pape agit en monarque absolu, et les évêques dont il aime à s’entourer sont comme des figurants, sans droit ni voix. Voilà pourquoi ceux-ci ne doivent pas seulement réagir au niveau individuel, mais entreprendre des actions en commun avec les autres prélats, prêtres, et tout le peuple qui constitue l’Eglise, hommes et femmes confondus.
4. La soumission totale n’est due qu’à Dieu seul : lors de leur intronisation, les évêques font vœu d’obéissance absolue au pape. Mais une obéissance totale n’est jamais due à une autorité humaine, mais à Dieu seul. Ces vœux ne doivent donc pas interdire de dire la vérité sur la crise que traverse l’Eglise, les diocèses, les territoires. Les évêques ne feront que suivre l’exemple de l’apôtre Paul qui résista à Pierre « en face, parce qu’il s’était donné tort » (Galates 2, 11) ! Une pression sur la hiérarchie romaine exercée dans un esprit fraternel et chrétien peut s’avérer légitime, dès lors que cette hiérarchie s’écarte de l’esprit évangélique et de sa mission. La liturgie en langue vernaculaire, la modification du droit des mariages interreligieux, l’affirmation de la tolérance, de la démocratie, des droits de l’homme, de l’œcuménisme et tant d’autres choses ne seront acquises qu’au prix d’une pression opiniâtre de la base.
5. Résoudre les problèmes au niveau local : au Vatican, on se bouche souvent les oreilles devant les demandes justifiées de l’épiscopat, de la prêtrise et du laïcat. C’est une raison de plus pour mettre en pratique intelligemment des solutions régionales ou locales aux problèmes qui se posent. Un de ceux-là, particulièrement sensible, est celui du célibat, qui, justement dans le contexte des scandales d’abus sexuels, vient tout naturellement à l’ordre du jour un peu partout. Changer les choses contre la volonté de Rome semble presque impossible. On n’en est pas condamné pour autant à la passivité : un prêtre qui après mûre réflexion pense se marier ne devrait pas ipso facto être déchu de son ministère, surtout si son évêque et sa paroisse sont avec lui. Peut-être quelques conférences épiscopales pourraient-elles prendre les devants au niveau régional. Mais rien ne vaut une solution globale. C’est pourquoi :
6. Il faut exiger un concile : de même qu’il a fallu convoquer un concile pour réformer la liturgie et promouvoir la tolérance, l’œcuménisme et le dialogue interreligieux, de même le caractère désormais urgent du problème de la réforme en requiert un autre.

Le concile de Constance, un siècle avant la Réforme, s’était prononcé pour une convocation quinquennale des conciles, ce que la Curie romaine s’est empressé de mettre sous le boisseau. Nul doute que celle-ci fera aujourd’hui encore tout son possible pour empêcher un nouveau concile qui pourrait avoir pour effet de limiter son pouvoir. C’est donc la responsabilité des évêques d’en imposer la réunion, ou du moins de celle d’une assemblée épiscopale représentative.
Face à la crise que vit l’Eglise, j’adjure les évêques de mettre dans la balance le poids de leur autorité épiscopale réévaluée par le concile. Dans cette situation abyssale, les yeux du monde sont tournés vers eux. Un nombre inimaginable de gens ont perdu confiance en l’Eglise catholique. Seul un abord ouvert et franc des problèmes et des réformes que ceux-ci impliquent est en mesure de la restaurer. Je demande, avec tout le respect qui est dû aux évêques, qu’ils y contribuent, autant que possible en commun mais, si nécessaire, aussi seuls, « avec assurance » (Actes des apôtres 4, 29-31). Ainsi adresseront-il aux fidèles un signe d’espérance et d’encouragement, et à notre Eglise, une perspective de salut.

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« L’Eglise est menacée de devenir une sous-culture »
Entretien avec Albert Rouet paru dans Le Monde du 4 avril 2010

Archevêque de Poitiers, Mgr Albert Rouet est l’une des figures les plus libres de l’épiscopat français. Son ouvrage J’aimerais vous dire (Bayard, 2009) est un best-seller dans sa catégorie. Vendu à plus de 30 000 exemplaires, lauréat du Prix 2010 des lecteurs de La Procure, ce livre d’entretiens porte un regard assez critique sur l’Eglise catholique. A l’occasion de Pâques, Mgr Rouet livre ses réflexions sur l’actualité et son diagnostic sur son institution.

L’Eglise catholique est secouée depuis plusieurs mois par la révélation de scandales de pédophilie dans plusieurs pays européens. Cela vous a-t-il surpris ?
Je voudrais d’abord préciser une chose : pour qu’il y ait pédophilie, il faut deux conditions, une perversion profonde et un pouvoir. Cela signifie que tout système clos, idéalisé, sacralisé est un danger. Dès lors qu’une institution, y compris l’Eglise, s’érige en position de droit privé, s’estime en position de force, les dérives financières et sexuelles deviennent possibles. C’est ce que révèle cette crise, et cela nous oblige à revenir à l’Evangile ; la faiblesse du Christ est constitutive de la manière d’être de l’Eglise.
En France, l’Eglise n’a plus ce type de pouvoir ; cela explique qu’on est face à des fautes individuelles, graves et regrettables, mais que l’on ne connaît pas une systématisation de ces affaires.

Ces révélations surviennent après plusieurs crises, qui ont jalonné le pontificat de Benoît XVI. Qui malmène l’Eglise ?
Depuis quelque temps, l’Eglise est battue d’orages, externes et internes. On a un pape qui est plus théoricien qu’historien. Il est resté le professeur qui pense que quand un problème est bien posé, il est à moitié résolu. Mais dans la vie, ce n’est pas comme cela ; on se heurte à la complexité, à la résistance du réel. On le voit bien dans nos diocèses, on fait ce qu’on peut ! L’Eglise peine à se situer dans le monde tumultueux dans lequel elle se trouve aujourd’hui. C’est le cœur du problème.
Au-delà, deux choses me frappent dans la situation actuelle de l’Eglise. Aujourd’hui, on y constate un certain gel de la parole. Désormais, le moindre questionnement sur l’exégèse ou la morale est jugé blasphématoire. Questionner ne va plus de soi, et c’est dommage. Parallèlement, règne dans l’Eglise un climat de suspicion malsain. L’institution fait face à un centralisme romain, qui s’appuie sur tout un réseau de dénonciations. Certains courants passent leur temps à dénoncer les positions de tel ou tel évêque, à faire des dossiers contre l’un, à garder des fiches contre l’autre. Ces comportements s’intensifient avec Internet.
En outre, je note une évolution de l’Eglise parallèle à celle de notre société. Celle-ci veut plus de sécurité, plus de lois, celle-là plus d’identité, plus de décrets, plus de règlements. On se protège, on s’enferme, c’est le signe même d’un monde clos, c’est catastrophique !
En général, l’Eglise est un bon miroir de la société. Mais aujourd’hui, dans l’Eglise, les pressions identitaires sont particulièrement fortes. Tout un courant, qui ne réfléchit pas trop, a épousé une identité de revendication. Après la publication de caricatures dans la presse sur la pédophilie dans l’Eglise, j’ai eu des réactions dignes des intégristes islamistes sur les caricatures de Mahomet ! A vouloir paraître offensif, on se disqualifie.

Le président de la conférence épiscopale, Mgr André Vingt-Trois l’a redit à Lourdes le 26 mars : l’Eglise de France est marquée par la crise des vocations, la baisse de la transmission, la dilution de la présence chrétienne dans la société. Comment vivez-vous cette situation ?
J’essaie de prendre acte que nous sommes à la fin d’une époque. On est passés d’un christianisme d’habitude à un christianisme de conviction. Le christianisme s’était maintenu sur le fait qu’il s’était réservé le monopole de la gestion du sacré et des célébrations. Face aux nouvelles religions, à la sécularisation, les gens ne font plus appel à ce sacré.
Pour autant, peut-on dire que le papillon est « plus » ou « moins » que la chrysalide ? C’est autre chose. Donc, je ne raisonne pas en termes de dégénérescence ou d’abandon : nous sommes en train de muter. Il nous faut mesurer l’ampleur de cette mutation.
Prenez mon diocèse : il y a soixante-dix ans, il comptait 800 prêtres. Aujourd’hui il en a 200, mais il compte aussi 45 diacres et 10 000 personnes impliquées dans les 320 communautés locales que nous avons créées il y a quinze ans. C’est mieux. Il faut arrêter la pastorale de la SNCF. Il faut fermer des lignes et en ouvrir d’autres. Quand on s’adapte aux gens, à leur manière de vivre, à leurs horaires, la fréquentation augmente, y compris pour le catéchisme ! L’Eglise a cette capacité d’adaptation.

De quelle manière ?
Nous n’avons plus le personnel pour tenir un quadrillage de 36 000 paroisses. Soit l’on considère que c’est une misère dont il faut sortir à tout prix et alors on va resacraliser le prêtre ; soit on invente autre chose. La pauvreté de l’Eglise est une provocation à ouvrir de nouvelles portes. L’Eglise doit-elle s’appuyer sur ses clercs ou sur ses baptisés ? Pour ma part, je pense qu’il faut faire confiance aux laïques et arrêter de fonctionner sur la base d’un quadrillage médiéval. C’est une modification fondamentale. C’est un défi.

Ce défi suppose-t-il d’ouvrir le sacerdoce aux hommes mariés ?
Non et oui ! Non, car imaginez que demain je puisse ordonner dix hommes mariés, j’en connais, ce n’est pas ça qui manque. Je ne pourrais pas les payer. Ils devraient donc travailler et ne seraient disponibles que les week-ends pour les sacrements. On reviendrait alors à une image cultuelle du prêtre. Ce serait une fausse modernité.
Par contre, si on change la manière d’exercer le ministère, si son positionnement dans la communauté est autre, alors oui, on peut envisager l’ordination d’hommes mariés. Le prêtre ne doit plus être le patron de sa paroisse ; il doit soutenir les baptisés pour qu’ils deviennent des adultes dans la foi, les former, les empêcher de se replier sur eux-mêmes.
C’est à lui de leur rappeler que l’on est chrétien pour les autres, pas pour soi ; alors il présidera l’eucharistie comme un geste de fraternité. Si les laïques restent des mineurs, l’Eglise n’est pas crédible. Elle doit parler d’adulte à adulte.

Vous jugez que la parole de l’Eglise n’est plus adaptée au monde. Pourquoi ?
Avec la sécularisation, une « bulle spirituelle » se développe dans laquelle les mots flottent ; à commencer par le mot « spirituel » qui recouvre à peu près n’importe quelle marchandise. Il est donc important de donner aux chrétiens les moyens d’identifier et d’exprimer les éléments de leur foi. Il ne s’agit pas de répéter une doctrine officielle mais de leur permettre de dire librement leur propre adhésion.
C’est souvent notre manière de parler qui ne fonctionne pas. Il faut descendre de la montagne et descendre dans la plaine, humblement. Pour cela il faut un énorme travail de formation. Car la foi était devenue ce dont on ne parlait pas entre chrétiens.

Quelle est votre plus grande inquiétude pour l’Eglise ?
Le danger est réel. L’Eglise est menacée de devenir une sous-culture. Ma génération était attachée à l’inculturation, la plongée dans la société. Aujourd’hui, le risque est que les chrétiens se durcissent entre eux, tout simplement parce qu’ils ont l’impression d’être face à un monde d’incompréhension. Mais ce n’est pas en accusant la société de tous les maux qu’on éclaire les gens. Au contraire, il faut une immense miséricorde pour ce monde où des millions de gens meurent de faim. C’est à nous d’apprivoiser le monde et c’est à nous de nous rendre aimables.
Propos recueillis par Stéphanie Le Bars

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                                                            Révolution évangélique

1. Une subversion radicale

 L’évangile de Jésus de Nazareth a constitué une des plus radicales initiatives de subversion politique et religieuse de l’histoire. Mais n’était-ce pas folie de s’en prendre aux dominants et d’exalter les humbles dans le sillage des prophètes d’Israël, et n’est-ce pas triple folie d’adhérer à de telles vues aujourd’hui ?

 Le service et l’humilité l’emportent sur la puissance et la gloire, a dit Jésus ; tous les hommes sont égaux en dignité devant Dieu et entre eux ; les ouvriers de la onzième heure seront payés comme ceux de la première ; les publicains et les prostituées devanceront les bien-pensants et les bien-priants dans le Royaume des cieux ; les plus petits seront les plus grands dans ce Royaume dont la porte d’entrée est étroite pour les riches, où la pierre rejetée sera utilisée comme pierre d’angle, etc. Le monde à l’envers ! Des principes extravagants : les Béatitudes, l’interdiction de juger autrui et le précepte d’aimer les ennemis, la subordination du shabbat et de la religion à la vie humaine, sans parler de l’absence de toute allusion aux pratiques religieuses dans l’énoncé des critères du Jugement dernier !

2. Alliance d’intérêts et divorce

 Le bon sens a vite repris le dessus et le christianisme, constitué en système politico-religieux, n’a pas été subversif longtemps. Pour se développer, il s’est soumis à la logique commune : il s’est allié aux puissants, a inculqué aux petits la peur de Dieu et du diable, et n’a pas craint de monnayer l’accès au salut éternel dont il s’est attribué le monopole. Le monde et l’Église ont de concert édulcoré l’évangile, l’ont transformé en religion au service de l’ordre établi, aux antipodes de ses valeurs fondatrices. Des constructions idéologiques et des pratiques rituelles ont été interposées d’autorité, sous forme de théologie et de liturgie, entre le croyant et la communion immédiate qu’offrent l’amour et le culte « en esprit et en vérité ».

 Inspirée par des stratégies de pouvoir convergentes, cette option été socialement profitable à l’Église pendant près de deux millénaires. Mais elle semble désormais sans avenir en raison de la sécularisation qui marginalise les institutions religieuses. Plus que jamais coupées des masses pauvres et engluées dans une culture révolue, les Églises se trouvent doublement en porte-à-faux : par rapport à leur mission originelle d’une part, et par rapport à l’environnement contemporain d’autre part. En se cantonnant de plus en plus dans les cérémonies et la représentation, elles se condamnent à végéter, guettées par divers sectarismes.

 3. Le monde dos au mur

 Pour s’interroger sur le devenir des Églises délaissées par les instances dominantes, il ne suffit pas de se préoccuper de la situation des institutions ecclésiales. Il faut prioritairement examiner l’évolution du monde auquel est destiné le message évangélique.

 Portée par la globalisation, une suprématie inédite de l’argent entraîne la marchandisation de l’homme et du monde. Une mutation qui risque d’être mortelle pour l’humanité. La maximisation des profits commandée par l’ultralibéralisme économique détruit les relations entre les hommes et dévaste la nature. En marge de la croissance exponentielle de la richesse des nantis, la détresse des laissés-pour-compte ne cesse de s’aggraver. Leur dignité est foulée aux pieds ainsi que les espoirs qu’ils nourrissent pour leurs enfants, et beaucoup d’entre eux sont livrés à la faim, aux épidémies et aux guerres, acculés à la révolte.

Mais la fatalité n’est qu’un mythe, et David peut vaincre Goliath. Qui se lèvera pour lutter, sur le terrain et pas en mots seulement, contre l’iniquité et la violence inhérentes à cette évolution qui ruine les valeurs constitutives de l’humanité ? Comment, face à l’irresponsable fuite en avant du progrès technique, rendre à l’homme la maîtrise de son destin ? De quel secours seront, dans cette situation dramatique, l’évangile et la religion qui s’en réclame ?

 4. Le parti pris de Dieu

Que Jésus et le christianisme naissant ne se soient pas intéressés au devenir des structures sociales s’explique par le fait qu’ils étaient persuadés de l’imminence de la fin des temps. Mais l’apocalypse attendue ne s’étant pas produite, les chrétiens ont peu à peu réalisé qu’ils avaient vocation à incarner les valeurs évangéliques dans la société en épousant la cause des pauvres et des exclus, en soignant leurs blessures et en cheminant avec eux.

Cette vocation n’appelle pas à transformer, aujourd’hui, les institutions ecclésiales en succursales de l’humanitaire ou du politique. Ce qui est attendu des Églises, c’est qu’elles empruntent autant que possible le regard de Dieu sur l’homme, par delà les stratégies ecclésiastiques habituelles, et qu’elles agissent en conséquence. Ce qui est attendu, c’est un engagement prophétique témoignant concrètement, au nom de la foi, que l’amour est plus fort que la violence et la mort.

Le modèle de référence est sans ambiguïté. Le Dieu crucifié en Jésus s’est à jamais identifié aux victimes de l’iniquité, rejetant le narcissisme, la toute-puissance et la vaine gloire dont les hommes affublent leurs dieux. « Scandale pour les Juifs et folie pour les païens ». Il s’est abaissé pour relever les affligés et les persécutés, pour leur rendre justice et les recueillir dans son amour. Là est la seule gloire qui lui est chère, sans rapport avec les cultes qui lui sont rendus. Dès lors, ne faut-il pas aider les hommes et ce Dieu à se libérer de la rapacité qui méprise et écrase, avant de vouloir répandre la religion en offrant urbi et orbi des directives doctrinales et des prestations rituelles ?

 5. Rendre l’évangile au monde

 L’évangile transmis par l’Église a survécu pendant deux millénaires et survivra encore grâce aux croyants qui le portent dans leur cœur et le mettent en pratique, mais le christianisme ne pourra pas se perpétuer dans ses formes héritées. Saura-t-il renoncer au ritualisme, au dogmatisme et à ses institutions obsolètes pour renaître en partageant à ras de terre la souffrance des hommes et leur intime aspiration à vivre humainement ?

 Une véritable révolution s’avère nécessaire pour passer des discours sur l’amour à une parole d’amour engagée, agissante, capable de transfigurer les êtres et les choses. Amorcée par le multiple mouvement qui émerge çà et là au sein des communautés chrétiennes et sur les parvis, dans d’autres confessions et parmi les déçus de la religion, cette révolution ne pourra pas se réduire à un aggiornamento, encore moins à une simple révision du code des bonnes conduites. Elle devra, aux risques que cela implique, se fier à l’Esprit qui recrée le monde en soufflant où il veut.

Débordant les Églises, cette révolution aura à dégager l’évangile de son lourd et étouffant emballage religieux pour le redistribuer aux quatre vents. Il lui faudra mobiliser tous les hommes de bonne volonté, sans acception de confession et sans idée de récupération, pour imaginer et mettre en chantier un altermondialisme nouveau. Si la foi chrétienne faisait aujourd’hui de la justice sa pierre de touche, peut-être serait-elle de nouveau capable de bouleverser la planète comme la proclamation paulinienne de l’égalité entre les hommes a transformé le monde antique.

 6. Transcender le politique

 Que sera cette « révolution évangélique » qui se cherche ? Elle revêtira une dimension politique et recoupera en partie les autres formes de l’action révolutionnaire qui visent à instaurer une société plus juste et plus fraternelle : adhésion à un idéal humain et social, volonté de rompre les entraves qui assujettissent, solidarité, courage et abnégation. Mais les moyens ordinaires du monde ne suffisent pas pour changer le monde.

L’idéal évangélique de justice et d’amour transcende l’ordre politique et comporte des exigences d’une autre nature. La conversion personnelle aux valeurs de l’évangile constituera en principe un préalable au recours à la force dans le cadre des luttes collectives, l’adversaire ne sera jamais un ennemi à abattre, la bienveillance tempérera l’indispensable fermeté, la pauvreté sera considérée comme une vertu majeure, et le choix des moyens d’action se fera à l’avenant.

 Au reste, l’évangile ne promet pas de « grand soir » comme d’autres révolutions, pas de Royaume céleste transposé sur terre, mais il promet la présence de Dieu parmi les humbles et, pour finir, la victoire sur le cynisme et l’inhumanité qui gouvernent le monde. Plutôt que d’une révolution socio-économique visant d’abord l’accès aux richesses et au pouvoir, il s’agit d’une révolution spirituelle pour faire reconnaître la prééminence de l’homme créé à l’image de Dieu et habité par lui. Une révolution toujours à reprendre, certes, mais qui subvertit sans cesse l’ordre dominant pour permettre à l’homme de devenir plus humain.

Conclusion :« Tout est à repenser » (Paul VI et Edgar Morin)

 Ne s’avère-t-il pas urgent, au regard de ces constats et de ces questions, de repenser la théologie de la libération et sa mise en œuvre, d’en définir les priorités actuelles, d’en explorer les chemins aux plans personnel, social et religieux ?

                                                                                                             Jean-Marie Kohler

                                    __________________________________________________________________________________

    Un ami, de retour du Chiapas ( Mexique ) nous a donné les textes des conférences prononcées lors du Congrès de théologie pastorale  qui s’est tenu du 20 au 23 janvier dernier à San Cristobal de las Casas. Impossible de traduire ces 60 pages pourtant très riches, mais nous vous proposons, une traduction  très exacte ou plus libre des  textes envoyés par Gustavo Gutiérrez, grande figure fondatrice de la Théologie de la Libération.

 DEPUIS LE MONDE DE L’INSIGNIFIANCE SOCIALE : P GUSTAVO GUTIÉRREZ

Chers Amis,
“Je veux en premier lieu remercier pour leur fraternelle invitation, Mgr Anzmendi et les organisateurs de cette rencontre, je les remercie profondément. L’occasion m’était donnée de revenir au Chiapas, ce que je souhaitais vivement, et d’être avec vous tous pour entourer notre cher et apprécié Samuel, nous devons tant à son témoignage.
Malheureusement, des problèmes de santé qui se sont améliorés plus lentement que prévu, m’en empêchent. Il n’est pas facile d’accepter nos limites, mais ce que je regrette le plus, c’est d’avoir raté lune occasion d’apprendre de vos expériences et de vos reflexions.
T
Je garde très présent le souvenir de la réunion que Samuel et le CENAMI ont convoquée à San Cristóbal, en septembre 1979 sur  ‘ ‘Mouvements indigènes et théologie de la libération’ J’ai devant moi le texte de la réflexion qu’il m’a été donné de présenter sur ce thème, avec la participation d’amis de plusieurs pays d’Amérique latine, parmi eux : les frères évêques engagés dans la pastorale indigène : Leonidas Proaño, Tomás Balduino,  Arturo Lona, Sergio Méndez, Jesús Calderón, Juan  Gerardi et tant d’autres.

  Je ne peux pas ne pas évoquer en ce moment les noms de deux grands amis qui viennent de nous quitter : Ronaldo Muñoz, du Chili et Antonio Aparecido da Silva (Toniho), du Bresil, pionnier de la théologie noire sur notre continent. Ils surent tous les deux, allier un intense engagement pastoral et social au milieu des pauvres de leur pays, à’une riche réflexion théologique
P. Gustavo Gutiérrez

Depuis le monde de l’insignifiance sociale

Si quelque chose a caractérisé la réfléxion théologique que nous avons tentée depuis divers lieux d’Amérique Latine et des Caraïbes, ce fut bien  d’avoir été attentifs aux situations historiques de nos peuples et à la situation des pauvres du continent pour les considérer à la lumière de la foi.

 La condition du pauvre, comme tout défi lancé à l’expérience et à la pratique de la vie chrétienne, interroge et pose question en même temps qu’elle fournit des éléments qui par l’intelligence de la foi, permettent de s’engager sur de nouvelles routes.
La théologie doit reconnaitre les signes des temps présents dans les événements historiques, recevoir leurs interpellations, aussi radicales soient elles,
discerner, à la lumière du message de Jésus, le terrain d’interprétation qui se présente, afin d’élaborer une parole sur Dieu qui puisse être dite aux personnes d’une époque et d’ un lieu déterminés.

 Dans notre cas, il s’agit de savoir comment parler du Dieu de la vie dans une réalité marquée par la mort prématurée et injuste, c’est en effet cela la pauvreté. Nous sommes dans une situation contraire à la volonté de vie du Dieu du Royaume. Et nous avons appris, dès les premiers pas de
notre réflexion théologique, à ne pas voir cette situation uniquement à partir de son versant économique et social .C’est une situation inhumaine dans laquelle interviennent des facteurs culturels, raciaux, religieux et de genre.
Elle témoigne d’un intolérable manque de respect pour la dignité humaine de ceux qui souffrent. Une réalité qu’une conscience chrétienne ne peut accepter. C’est ainsi que l’ont compris,en leur temps, des personnes comme Bartolomé de las Casas et l’indien péruvien Guamán Poma dans leur défense des populations autochtones du continent. Cependant, encore de nos jours, beaucoup ont des difficultés à comprendre cette complexité de la pauvreté humaine.

    Penser la foi à partir des pauvres

Aujourd’hui nous sommes habitués à parler de théologies qui viennent de divers lieux de l’humanité, mais si nous prenons un peu de distance, nous devons reconnaitre que c’est un phénomène nouveau. Pendant des siècles, le discours sur la foi s’est fait, excepté pour la théologie orientale traditionnelle, en Europe occidentale et en son prolongement  nord américain. Aujourd’hui, nous nous trouvons face à des réflexions sur la foi qui viennent de différents continents, de minorités ethniques et culturelles dans de nombreux pays, de la condition féminine telle qu’elle se présente dans ces diverses réalités. Pour la première fois depuis longtemps, une réflexion surgit hors des centres classiques de l’élaboration théologique.

Dans certains cercles académiques, ce fait a provoqué et provoque encore une certaine surprise, voire même une indulgente condescendence. Mais en réalité, il n’est rien d’autre que l’expression d’une importante mutation qui a eu lieu à notre époque et dont il est important de prendre conscience : la foi chrétienne a muri et fait des racines chez les peuples non occidentaux pauvres et opprimés depuis des siècles. Au milieu de nombreuses injustices présentes et de grandes difficultés dont beaucoup sont les restes d’un dur passé historique, des peuples affirment de plus en plus leur identité culturelle et politique. D’elle surgissent des chemins de fidélité au message chrétien ainsi qu’une intelligence de la foi riche de conséquences.

       Pendant longtemps et jusqu’à il y a peu, dans plusieurs endroits, pays et secteurs marginalisés, se sont crées des sortes de lieux protégés, de nature culturelle et sociale, des lieux de pastorale et de théologie. Cela afin de reproduire, sous d’autres latitudes, le climat culturel et religieux européen, de manière aussi à développer les habitudes et les attitudes chrétiennes, dans une ambiance qui était familière à la mentalité dominante du monde chrétien. Mais comme c’était prévisible, cela n’a conduit qu’à des situations artificielles qui ne pouvaient naturellement pas durer et qui de plus, manquaient de fécondité.

        La nouvelle présence de ces peuples et de ces communautés, la force de leurs voix, portent la marque de la souffrance et des espoirs des peuples.
les richesses des cultures avec lesquelles ils sont en contact,
la vie et le dialogue avec d’autres religions, …
les chemins sur lesquels ils s’engagent pour annoncer le royaume de Dieu,
leurs efforts pour établir une relation fondée sur la réciprocité entre l’évangile et les cultures.
Tout cela confugure le contexte vital, même s’il ne s’agit que de quelque chose en train de naître.c’est un des événements les plus significatifs et les plus prometteurs pour la foi chrétienne et la réflexion théologique de la seconde moitié du siècle dernier. Un terrain où l’expérience du Chiapas a beaucoup à nous enseigner.

 L’option préférentielle pour le pauvre, précisément parce qu’elle nait de la foi en Christ ( Aparecida n 392) centre du message chrétien, a une triple dimension.
La plus évidente est celle qui suggère un engagement pastoral et social avec les secteurs sociaux exclus. Mais elle ne se limite pas à cela, elle offre aussi une perspective pour lire la parole de Dieu et avoir “un regard de foi” sur la condition des pauvres et des opprimés ainsi que sur les événements historiques et sociaux qui l’ accompagnent.
Dit autrement, une perspective pour élaborer un discours sur la foi vécue au milieu de ces faits, un discours sur la foi qui non seulement parle sur les pauvres mais où les pauvres eux mêmes participent  à cette réflexion.en tant que sujets
La troisième dimension est la substancedes deux précédentes : l’option pour le pauvre est une composante essentielle del’adhésion à Jésus et de la spiritualité.

 Souligner la portée théologique des questions posées par la pauvreté humaine et par l’injustice sociale ne revient absolument pas à mettre de côté leur inévitable et constitutive dimension socio économique. C’est  évident. Mais il nous semble intéressant de souligner ici que l’attention que l’on doit porter à la pauvreté, ne vient pas uniquement d’une inquiétude vis à vis des problèmes sociaux et politiques. C’est justement, parce que la pauvreté est sujet du vivre ensemble qu’elle pose un questionnement radical et global et qu’ elle propose un champ herméneutique conduisant à faire une relecture du message biblique et à trouver le chemin en tant que disciples de Jésus.

 Pour cette raison, une des tâches les plus importantes et les plus fécondes que nous avons devant nous, est l’approfondissement des fondements bibliques de cette perspective théologique, et spécialement ceux qui concernent l’option pour le pauvre. Nous disposons actuellement de nombreuses études qui partent du monde du pauvre et qui concernent différents livres de la Bible. Elles élargissent l’ horizon, et évitent le risque de tourner toujours autour des mêmes textes, aussi substantiels et significatifs soient ils.

 Divers travaux ont permis, à partir du point de vue des pauvres. d’entrer dans des thèmes bibliques peu fréquentés par le passé, Beaucoup d’entre eux viennent de biblistes des pays pauvres, il faut cependant remarquer que dans le monde académique nord atlantique, il y a un intérêt croissant pour la question. Mais il devient de plus en plus urgent de prendre le sujet dans son ensemble et de prendre en compte, de façon plus compréhensive, l’état actuel des études bibliques sur la pauvreté.”

La réflexion théologique libératrice a fait de Dieu et du pauvre un de ses grands thème de méditation; il en est de même dans divers pays d’Afrique, d’Asie et du Pacifique Sud. Des rencontres très enrichissantes ont eu lieu entre personnes attachées à ce type de théologie Cela nous permet de ne pas nous enfermer dans nos perspectives locales, c’est à dire dans la vision du pauvre que nous avons près de nous, aussi humaine et chrétienne soit-elle.

 L’expérience prouve que nous avançons dans ce dialogue, dans la mesure où nous savons nous faire entendre et où nous sommes capables d’écouter. L’attention à des réalités différentes nous permet de mieux comprendre notre situation et de faire un bond en avant dans la recherche d’une parole sur le Dieu de notre foi.

La théologie doit être samaritaine et disposée à sortir des chemins traditionnels pour se rapprocher de l’humanité souffrante.C’est ce que nous avons appelé une rupture épistémologique qui implique une nouvelle spiritualité, une réflexion attentive à l’autre, une vision globale du monde et de la société. Cela suppose un retour aux sources et une prise de conscience de la nécessité de se rapprocher d’elles.
.
Ce point de vue qui fait appel aux sciences humaines, fut très bien reçu dans les pays pauvres et chez les minorités exclues des pays riches. Mais il rencontra résistance et hostilité de la part des puissants…

L’ancien et le nouveau.

Matth 13, 52
Le défi qui vient du visage des pauvres nous conduit à tirer du trésor de la foi l’ancien et le nouveau.
Nous sommes conduits à penser la foi à partir de la situation de marginalité,
non seulement des peuples indigènes de notre continent
mais aussi de la populationd’origine africaine, violemment incorporée à notre histoire;
des femmes, tout spécialement les femmes appartenant aux strates les plus marginales de nos sociétés.
Nous sommes témoins que la voix de ces peuples se fait plus sûre et plus percutante, nous sommes témoins de la richesse culturelle et humaine qu’ils sont susceptibles d’apporter, témoins également des facettes du message chrétien et des infidélités à celui ci.
A tout cela, notre cher don Samuel a toujours été particulèrement attentif.

Vient aussi le dialogue avec les conceptions religieuses des peuples autchtones, minoritaires et dignes de respect, celles qui ont pu survivre à la destruction des siècles passés. Il ne s’agit pas bien sûr,  contrairement à ce que certains pensent, de la défense pure et simple de cultures anciennes, figées, ni de la défense de projets archaïques.
La culture est création permanente, nous le voyons dans nos villes. Elles sont, au niveau le plus populaire, un creuset de races et de cultures
Mais elles sont aussi des lieux de cruauté, de distanciation croissante entre les différents secteurs de la société et souvent de racisme que beaucoup se refusent à reconnaitre.Tout cela est vécu au niveau d’un continent qui connait une urbanisation galopante.
C’est là un point de départ historique pour une réflexion d’ordre théologique dont l’élaboration est particulièrement exigeante.

        Il est normal qu’il y ait des différences de perspectives entre les diverses tendances théologiques. C’est le propre des réflexions qui cherchent à être au plus près de la pratique, toujours plurielle et dynamique. Cela ne doit pas nous faire peur mais doit nous permettre de voir la richesse des points de vue différents.

 Tout pauvre appartient à un genre, à une ethnie, à une culture et à une classe sociale. Nous nous approchons de sa réalité si nous  combinons tous ces éléments, même si le résultat final ne correspond pas exactement à ce que nous attendions.
Le terrain commun de ces analyses est la libération intégrale des
personnes socialement insignifiantes ; la Bonne Nouvelle de Jésus s’adresse préférentiellement à elles. L’interpellation de l’insignifiance sociale nous conduit à considérer la place du pauvre et de l’exclu dans l’annonce du Royaume, coeur de la Bonne Nouvelle.
C’est à cela que correspond l’option préférentielle pour le pauvre, tant en termes pratiques que théologiques.

Un Dieu qui prend partie

Le Dieu de la tradition chrétienne est le Dieu qui fait justice parce qu’il est juste “ justice et droit soutiennent son trône” chante le psaume 89.
Le premier testament l’appelle le Go’el, celui qui libère, qui rachète, le protecteur.
Perspective qui se précise dans le second testament avec le Verbe de Dieu fait l’un d’entre nous.
Comme nous le disent entre autres textes, la parabole du samaritain et la scène du jugement dernier en Matthieu, c’est en pratiquant la justice avec les derniers de l’histoire que nous trouvons Jésus.
La priorité du pauvre exprime une justice animée par la gratuité de l’amour de Dieu. Nous prenons le teme gratuité dans son sens biblique, elle n’a rien à voir avec l’attitude arbitraire et capricieuse, qui méconnait les droits de la personne mais elle se souvient de ce que dit Jean : “Dieu nous aime le premier.”

 La notion de préférence dans l’expression : “option pour le pauvre”nécessite quelques mises au point.
La notion de préférence n’adoucit pas et n’élude pas la ferme demande de solidarité avec le pauvre et de justice sociale. Elle rappelle et promeut les droits des victimes de l’histoire. On ne la comprend qu’en relation avec l’universalité de l’amour de Dieu.
Les sources chrétiennes de cette option remonte à l’horizon de l’amour gratuit de Dieu, à la fois universel et préférentiel. Là se trouve la radicalité, celle dont fut témoin Monseigneur Romero.
Nous ne sommes pas devant une option que l’on peut indifféremment prendre ou laisser. C’est une option non optionnelle.

 Il ne s’agit pas non plus de restreindre l’engagement chrétien pour les pauvres en oubliant l’affirmation de l’amour de Dieu pour toute personne.
Le mot préférence se réfère à quelque chose qui est premier mais pas unique. La priorité ne diminue pas la radicalité et la recherche de la justice dans l’option pour les pauvres, elle n’écarte pas pour autant ceux qui ne le sont pas.

 Il est important de maintenir les deux versants de l’amour de Dieu. Ceux qui, souvent en risquant leur vie, les ont mis en pratique simultanément, nous ont donné des témoignages profondément évangéliques de la relation : universalité-préférence non exente de tensions mais s’avèrant d’une grande fécondité et nous convocant à un ferme engagement avec les derniers de l’histoire. L’authentique universalité, pour être concrète, doit passer par la particularité, par la prise de position pour ceux qui souffrent l’injustice.

L’option préférentielle pour le pauvre est la substance même de la réflexion théologique libératrice et de la vie de l’Eglise d’Amérique Latine et des Caraïbes.
Le destin de cette théologie est lié à ce que nous exprimons aujourd’hui à travers cette option. Je l’ai rappelé avec force à la conférence d’Aparecida (nn 391-398 ) Finalement, nous sommes devant une option théocentrée, centrée en Dieu, selon la phrase de Jésus : “Aimez vous comme moi je vous ai aimés )

Entrer dans le monde du pauvre

La solidarité avec le pauvre signifie entrer dans son monde de pauvre, c’est un passage obligé ; et de là, annoncer le Royaume de Dieu et sa justice à toute personne.
Selon les évangiles, la proclamation de la Bonne Nouvelle commence,  par la Galilée, terre rurale et marginale, dédaignée par la Judée où se trouve Jérusalem, là sont concentrés, au temps de Jésus, les pouvoirs religieux et politiques. C’est de la Galilée dont rien de bon ne peut sortir (cf Jn 7,52 ) que le Seigneur porte témoignage du Royaume de Dieu.

       Le défi pour le pauvre nous place devant le plus grand problème qui se pose à la conscience : celui de la souffrance de l’innocent. C’est une des questions les plus difficiles à laquelle est confrontée la réflexion théologique.
La pauvreté et l’oppression détruisent des vies. Le grand défi est celui des enfants des campagnes et des villes, leur fragilité en fait les premiers touchés par l’abandon, la faim, les maladies, les conflits et les violences, par la relégation permanente et la mort prématurée.
C’est une des réalités les plus dures à laquelle doivent faire face la présence et le travail pastoral. Il en résulte qu’une composante de la solidarité avec le pauvre est la compassion comprise dans son vrai sens, celui de faire nôtre les souffrances de l’autre, d’en être tout retournés, comme le samaritain devant le blessé au bord du chemin.
*
Quand on parle de peuples opprimés, on insiste fréquemment et à juste titre sur leur peine et sur leur condition de victimes.mais il est important aussi de dire que les pauvres savent aussi aimer la vie, qu’ils connaissent des moments de joie, de simple et humble joie.
Ce sont des expériences qui ne sont ni oubli, ni inconscience vis à vis de la dureté de leur vie. Elles nous disent que sans joie, il n’y a pas de vie humaine digne de ce nom, sans projets et sans espérance non plus.
“Les victimes de l’histoire vivent cela et elles le vivent intensément malgré les frustrations et les mauvais traitements et parce qu’elles sont tout simplement des être humains. Les peuples indigènes de nos pays nous le prouvent. La réflexion théologique doit également tenir compte de cette réalité du monde du pauvre”

Les manières de vivre l’option pour le pauvre varient selon les situations et les processus historiques, elles doivent constamment être examinées et rénouvellées, sans perdre de vue la raison ultime de l’option  pour le pauvre, sans la rendre excessivement dépendante de la conjoncture, sans aller jusqu’à penser qu’elle ne correspondrait plus à ce qui se vit aujourd’hui dans l’humanité. Si non, ce serait oublier le caractère biblique et par conséquent basique pour un croyant de ce qui est réellement en jeu.

Il est important, d’autre part de comprendre que le visage souffrant du pauvre nous lance un défi, simplement parce qu’il est pauvre et pas obligatoirement par ses qualités humaines, éthiques et religieuses, bien que beaucoup d’entre eux en soient pourvus et généreusement pourvus.
Le blessé au bord du chemin de la parabole du samaritain est tout simplement quelqu’un dans le besoin, indépendemment de qui il est et de ce qu’il a fait dans sa vie.
De nos jours, il faudrait dire que l’interpellation ne vient pas d’individus isolés  mais de peuples entiers, non pour des raisons fortuites mais disons structuelles, à cause de ceux qui ne reconnaissent pas la dignité humaine des pauvres.
Mais n’idéalisons pas les pauvres, il suffit qu’ils soient des êtres humains, des filles et des fils de Dieu. Il ne s’agit pas non plus d’une position messianique, les pauvres eux mêmes doivent prendre cette option pour leus frères et soeurs de culture, de classe sociale, de genre et de pays.
“ Cela n’est pas un engagement qui serait le fruit d’une génération spontanée, il demande de la part de tous, des pauvres y compris, un discernement, une décision libre, l’ acceptation et le maintien des exigences qui en résultent.

Acteurs de leur destin
L’option pour le pauvre ne fait pas de lui le récepteur passif d’une aide, elle est une solidarité entre et avec ceux qui ont beaucoup à apporter et qui cherchent à prendre leur vie en main. La conviction que les pauvres doivent être acteurs de leur destin est un élément constitutif de la solidarité avec eux. Sans cette reconnaissance et ce respect, il n’y a pas d’engagement vrai avec le pauvre et l’opprimé. Il ne s’agit pas d’être la voix des sans voix comme on le dit souvent -et avec une générosité que nous ne mettons pas en doute- mais que ceux qui n’ont pas de voix en aient une aujourd’hui. “ C’est pourquoi nous devons savoir nous taire afin  d’écouter une parole qui lutte pour être entendue”

       Il ne s’agit pas d’un principe mais d’un vécu, pénible et difficile c’est certain. Les opprimés ont commencé à revendiquer leur droit à la vie et à la dignité. La réaction des puissants du continent a été particulièrement dure par le passé. A présent, l’attaque est plus subtile. On cherche à semer le scepticisme, par exemple au sujet de la capacité des pauvres à obtenir quelque chose, on cherche à les persuader que devant les nouvelles réalités, il est nécessaire de changer radicalement de point de vue. Mais cela n’a pas empêché que la perspective assumée par beaucoup dans le monde des pauvres, mais battues en brèche et mises à mal, continue à faire son chemin.

        C’est un chemin difficile fait d’avancées et de reculs. Dans cette démarche, l’épaisseur des résistances est grande mais grand aussi est  le courage de ceux qui ont pris ce chemin pour défendre leur droit à la justice et au bonheur. Un élément central des circonstances historiques actuelles et qui a commencé à se faire jour parmi les pauvres est la perception qu’il leur revient , comme à tout être humain, de prendre les rênes de leur vie et de leur histoire.

       L’annonce de l’évangile aux pauvres fait d’eux, non seulement les destinataires de la Bonne Nouvelle mais ses porteurs.
“ C’est quelque chose qui dans l’oeuvre pastorale de Samuel et de tant d’autres dans ce diocèse, n’a pas seulement été une vision intellectuelle mais un axe dans la construction d’une église locale, et ce malgré les difficultés qu’il a du surmonter.”

       “Liée à cette question, se trouve l’affirmation du droit du pauvre à penser sa foi et à exprimer son espérance auquel j’ai rapidement fait allusion plus haut. C’est un droit des pauvres que de le faire. Les pistes en cette direction se sont parfois fermées ou rétrécies, mais l’impulsion donnée est une graine pleine de vie dans l’histoire de nos peuples. Je vous prie de me pardonner ma citation de quelques lignes finales d’un vieux livre appelé : “Théologie de la Libération”: “en dernière instance, nous aurons une authentique théologie de la libération que lorsque les opprimés eux mêmes pourront élever librement la voix et s’exprimer directement et créativement dans la société et au sein du peuple de Dieu.”
*
Dans la terrible, belle et poétique description de la dévastation de » son peuple, le prophète Joël montre que malgré la destruction et la mort qu’il décrit pas à pas, subsiste la joie.Ce n’est que lorsqu’elle tarit qu’on peut dire que tout est fini (cf 1, 12 ) Pour que cela n’ait pas lieu, soyons toujours témoins de l’espérance, construisons une théologie fidèle au sens qu’a l’expression : être une herméneutique de l’espérance. Espérer n’est pas attendre, c’est forger les motifs d’espérer, rendre présent sur notre continent la volonté de fraternité et de justice pour tous du Dieu de notre foi que le livre de la Sagesse ( chap 11 ) appelle «  ami de la vie »




Inventer une spiritualité…

Comment dire et inventer une spiritualité pour aujourd’hui ?

La spiritualité est la vie de l’esprit en nous, vie de pensées, de sentiments qui inspire et oriente tous les moments de l’existence. Ou encore : la spiritualité constitue une dimension de l’existence où j’habite celui, ou celle, que je suis. Mais la spiritualité a-t-elle le même sens pour tous ?

Inventer une spiritualité ?

Parce que chacun doit toujours réinventer son chemin, et que rien n’est jamais acquis. « La spiritualité n’est pas installée en nous pour toujours, elle est une recherche. » Spiritualité laïque, nécessité de « se dégagerdes sillons de la chrétienté devenus ornières ». Notions de «spiritualité universelle», de participation à la spiritualité humaine, non nécessairement liée au religieux.

La prière

Des restrictions, des difficultés : « n’y aurait-il que les priants qui seraient des personnes spirituelles ? » Ou encore « je ne suis pas à l’aise avec la prière, je ne sais pas bien ce que c’est ». Mais aussi : « rien que de plus humain » et la question « une vie spirituelle sans prière, est-ce possible ? »

La prière est décentrement de soi. « Les psaumes nous font faire l’expérience de notre radicale impuissance. Ils sont remplis de cris, ils font état de nos luttes, l’adversaire y est nommé ». « Quête en moi-même, non pas de moi-même, mais du tout Autre appelé Dieu ». « Dieu, action qui est de nous, pas sans nous et pas que de nous ».

« Prière permanente, à tous les moments de la vie ». Prières « flashs ».

Prier pour soi, pour les autres que « je dépose devant le Seigneur comme le paralytique de l’évangile », « prier pour rester en contact avec Dieu, prier sans savoir qui l’on prie ». « Prier pour demander à Dieu de prendre soin de nos amours », « pour permettre à Dieu de nous dire quelque chose ». « Je l’avise et il m’avise ». « Mais peut-être ne pas dire Dieu trop vite ». «J’aurais tendance à me méfier de ceux qui disent entendre Dieu».

« Si nous avions des athées avec nous, aurions-nous abordé la question de la même façon ? » « Quand je dis “ je crois en Dieu”, je nomme ma source, je perçois quelque chose en l’homme qui dépasse l’homme ». « La transcendance n’est pas seulement verticale, elle est aussi horizontale, vers l’homme ».

L’éthique

La spiritualité ne saurait être un enfermement, chacun dans sa bulle. Il va de soi qu’il n’y a pas d’intériorité sans altérité, et que la spiritualité ne vaut qu’en relation avec des actes concrets. « Faire avec les autres, faire avec ses mains, partager des actions, des paroles, des repas… » Si nos pratiques sont spirituelles, elles seront de réels moments de conversion. Est soulignée la richesse que constitue l’appartenance à une communauté vivante et ouverte.

Difficulté à dire

Comment partager avec d’autres les valeurs de l’Esprit ? Les difficultés à dire s’éprouvent aussi avec les moins jeunes. Mais notre vie peut parler pour nous si elle est vécue de façon pleinement humaine, elle peut dire quelque chose du Dieu en quête de qui nous sommes. Ainsi, dans le respect de la démarche de chacun et dans un réel dialogue de vie, pouvons-nous rejoindre la quête spirituelle de nos contemporains (référence au succès du film Des hommes et des Dieux). « Les jeunes sont dans la culture de l’image, L’abbé Pierre et Sœur Emmanuelle, ils peuvent les voir en photos, Jésus non. »

La place du corps

La spiritualité est une participation de tout l’être à l’esprit qui est en nous. Il ne convient pas de considérer les spiritualités orientales comme de simples techniques de relaxation, mais comme une invitation à la mobilisation de tout l’être. Par exemple, la respiration consciente permet de se recueillir et de se concentrer.

L’importance du silence

« Tout le malheur des hommes est de ne pas savoir rester enfermés dans une chambre » (Pascal). « Parfois, il faut se mettre à l’écart et prendre le temps de savoir où on en est. »

Démarche du lâcher prise

« En me dépouillant de mes superflus, je vais à la rencontre de qui je suis »« En me libérant de mes blocages, tant physiques que psychiques, j’ai fait de la place à cet autre en moi. Mon regard sur moi et sur les autres a changé ». « Maintenant, je fais attention de n’écraser personne».

Le rôle de la nature

« Quand je doute, je regarde un coucher de soleil et ça va mieux ». Image de la source. Les jeunes de la Table Ronde de l’après-midi ont parlé de « ressourcement ». Selon Hetty Hilsum, nous sommes invités à désencombrer notre puits pour trouver l’eau profonde qui est en nous.

En guise de conclusion

L’expérience spirituelle authentique est peu ou prou la même pour tous. C’est la manière de la traduire qui varie selon les cultures et les religions. L’avenir du christianisme, porteur d’Évangile, dépend de sa capacité




Questionnaire Synode Famille

Contribution Synode famille

Questionnaire préparatoire au synode sur la famille

Ce rapport est construit à partir des contributions provenant d’associations membres des Réseaux du Parvis. Il est l’expression d’un peuple de Dieu dispersé, dont l’importance numérique, en comparaison de celui rassemblé dans les paroisses, ne devrait par ailleurs pas être sous-estimée.

La diffusion inhabituelle qui a été faite du questionnaire est saluée. La possibilité donnée aux fidèles de contribuer à la réflexion sur ce qui les concerne au premier chef, et en particulier sur des points de friction importants entre la doctrine traditionnelle et la pratique ordinaire des chrétiens, est lue comme l’intention de prendre en compte les réalités du monde d’aujourd’hui. On veut y voir en particulier des motifs d’espérance pour ceux, fort nombreux mais quasi invisibles dans nos églises, que cette doctrine malmène spécialement : les divorcés remariés et les homosexuels, qui se ressentent « clandestins dans leur propre Eglise ». Mais on déplore aussi une rédaction centrée sur le rappel strict de la loi ecclésiastique, sans prise en compte des situations de vie concrète ni de la pensée et des acquis de la connaissance de notre temps.

Ce sont ces questions qui sont exposées ici.

I- La référence à la nature et la pertinence des lois du Magistère

a) Le concept d’une « loi naturelle », issu de la théologie médiévale occidentale, comme loi définitive, intangible, censée réguler l’agir humain n’est plus acceptable dans la pensée contemporaine.

Il sous-entend un monde statique pouvant être décrit une fois pour toutes par une loi normative, alors que les acquis récents des sciences humaines aussi bien que des sciences exactes démontrent que tout est évolution dans le réel, aucune loi absolument intemporelle ne saurait régir de façon parfaitement exacte et intangible les réalités de la nature et de l’action humaine.

La nature, de façon générale, ne cesse de manifester sa créativité, sa capacité de changement et de nouveauté. L’anthropologie actuelle est sortie du « tout naturel ». Elle soutient que l’être humain est un être de culture. Le modèle familial dit naturel est loin d’être un modèle unique ; il ne se vérifie ni dans le temps ni dans l’espace. Qu’il s’agisse d’hétérosexualité ou d’homosexualité et autres formes de vie sexuelle, il n’existe pas de nature humaine séparable de la diversité et de l’évolution de son savoir et de ses cultures et du jugement moral dominant de ses pratiques.

b) La pertinence des lois du Magistère

La conséquence des considérations précédentes est qu’on ne peut pas, sauf immobilisme de la pensée et ignorance de la réalité historique de l’humanité, négliger la connaissance et la réflexion morale sur la diversité de la manière de vivre de façon humaine. Les prétentions anthropologiques du Magistère sont trop souvent bloquées dans un moralisme suranné. La rupture croissante entre la doctrine officielle et les sentiments d’une large majorité n’est pas due à l’ignorance, et encore moins à l’irresponsabilité des croyants, mais au fait que la hiérarchie soit enfermée dans les modèles du passé.

Les temps ont beaucoup changé, rapidement, pour tout ce qui a à voir avec la famille, le mariage, la procréation et la sexualité en général. Peut-on encore s’interdire de penser librement dans le domaine si complexe de l’éthique sexuelle et familiale, alors qu’en quelques décennies, tous nos repères traditionnels, même ceux venant de la médecine ou de la psychologie, ont été réinterrogés ? N’est-il pas temps de se doter de référentiels plus en phase avec les connaissances contemporaines ?

Ainsi :

– La procréation n’est pas pour nos contemporains le seul ni même le premier but du mariage. La doctrine de l’Eglise reste marquée par une politique nataliste mise en avant dans des groupes humains menacés d’extinction par la très forte mortalité infantile ou souhaitant devenir dominants par l’importance numérique de leur population.

L’encyclique « Humanae Vitae » est une erreur profonde, aux conséquences dévastatrices, que la hiérarchie catholique ne devrait plus assumer. Elle n’est pas comprise, bien peu s’y conforment parmi les catholiques eux-mêmes et peu de prêtres ou évêques osent l’exposer. Il n’y a aucun sens de continuer à distinguer entre les méthodes naturelles et artificielles, et encore moins de condamner une méthode parce qu’elle serait « artificielle » : pour la même raison, on condamnerait un vaccin.

– L’homosexualité ne peut plus être considérée comme une déviance alors qu’elle est aujourd’hui scientifiquement reconnue comme une variante de l’orientation sexuelle humaine. Elle est un fait, une modalité de la vie sexuelle qui est vécue comme une tendance personnelle dès l’enfance et l’adolescence. Cette tendance est ni plus ni moins vitale, source de vie accomplie, que l’hétérosexualité́, lorsque l’environnement social permet de l’assumer en toute conscience. Comme toute autre forme de sexualité elle est vécue moralement de façon justifiée ou condamnée en fonction d’appréciations qui varient dans le temps et selon les cultures. Appréciations et jugements que les religions renforcent au nom d’un appel à une « Loi de l’Absolu », considérée dans la culture chrétienne traditionnelle comme une « Loi éternelle de la Nature » c’est à dire « Loi de l’Eternel » lui même, la loi de Dieu créateur.

– L’indissolubilité du mariage ne peut plus s’imposer à un être humain qui se perçoit comme une construction, une œuvre à accomplir en faisant des choix non au gré du vent mais de la foi et de l’expérience de la vie. Il ne renonce pas à s’engager pour la vie, par amour et de toutes ses forces. Mais il le fait en sachant qu’il n’est pas maître absolu de tout son être. La vie commune peut révéler en cours de route, des impossibilités liées à des composantes personnelles et à l’évolution saine des personnes au long d’une vie dont la durée n’a cessé d’augmenter.

En tous ces domaines, la pastorale, confrontée à la vie concrète, a évolué, alors que la position officielle ne l’a pas fait, ce qui conduit à une forme d’hypocrisie qui n’est plus acceptée par les jeunes générations et par beaucoup de personnes qui préfèrent alors ignorer purement et simplement l’enseignement de l’Église. Ce n’est pas la proposition de résoudre la « situation matrimoniale difficile » des divorcés-remariés en facilitant la reconnaissance de nullité qui modifiera la situation : ce n’est pas respecter la vie humaine que de vouloir en effacer une partie.

II- La primauté de la personne dans l’accueil de la foi

La foi ne se transmet pas comme un héritage dont la famille serait dépositaire.

Bien que l’introduction du questionnaire mentionne des « références essentielles » dans l’Evangile qui montrent le prix accordé par Jésus à la famille, le sentiment général est que l’on ne voit pas dans l’Evangile de valorisation particulière de la famille.

D’autres paroles et actes de Jésus ont été négligés de ces références, qui paraissent pourtant plus significatifs de la nouveauté apportée par Jésus concernant la famille. Jésus ne parle pas de la famille sinon pour en subvertir le sens mondain, pour en remettre en cause les rapports de pouvoir et pour l’ouvrir à plus grande qu’elle.

La notion d’Eglise domestique n’apparait nulle part chez Jésus. La famille n’est pas en tant que telle le lieu de l’accueil de la foi (Marc 3, 32-35). Dans le même esprit, la famille n’est pas le sujet de la foi et il n’y a pas plus de « famille chrétienne » qu’il n’y a de « France catholique ». Jésus convertit les personnes. (Luc 12, 49-53 ; 14, 25-26). La foi requiert d’un saint François d’Assise de refuser l’héritage de son père et de quitter jusqu’à ses vêtements pour se présenter nu dans l’Eglise de Dieu. Jésus appelle à une nouvelle famille humaine dans laquelle il n’y a plus ni père ni mère mais seulement des frères et sœurs vivant du commandement « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Les rapports de pouvoir (y compris religieux) sont récusés et le témoignage personnel préféré à la « transmission » d’un patrimoine de la foi (Mat. 23, 8-12).

La citation suivante de Jose Arregui, extraite de sa « Lettre ouverte au Pape François sur la famille », est souvent reprise :

Nous croyons que Jésus vient à notre rencontre sur tous les chemins, dans chaque situation. En tout modèle de la famille et dans toute situation de famille. Nous croyons que Jésus ne fait pas de distinction entre les familles régulières et irrégulières, mais s’adresse à toute situation, avec sa grâce et sa blessure. Nous croyons que la fermeture sur nous-mêmes (nos idées et nos normes, nos peurs et nos ombres) est la seule chose qui nous sépare des autres et de Dieu. Et nous croyons que l’humilité, la clarté et la confiance nous rapprochent chaque jour des autres et nous ouvrent chaque jour à la Présence du Vivant, qui est là où nous sommes et qui est tel que nous sommes. Et nous croyons que l’Eglise qui proclamerait cela, comme Jésus, serait une bénédiction pour l’humanité dans toutes les situations.

(http://blogs.periodistadigital.com/jose-arregi.php)

III- L’égalité femmes-hommes

L’exigence de conversion des rapports humains dans l’Eglise comme famille d’égaux rejaillit sur la conception de la cellule familiale appelée à une conversion. C’est dans ce contexte que prend sens l’unique commandement de Jésus sur le mariage (Marc 10, 2-12) qui rétablit l’égalité entre femmes et hommes : « Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair ». Or c’est pourtant le grand point aveugle du questionnaire qui nous est adressé. Aucune question ne porte sur le sujet.

Il y aurait pourtant bien des questions à poser sur ce qu’on entend par une conversion évangélique des rapports de couple et sur la situation de l’égalité femme-homme dans les couples chrétiens. Les couples sont-ils un témoignage en ce sens ? Les y encourage-t-on dans la pastorale du mariage ou bien le discours omniprésent sur la différence des sexes y met-il un frein ? Quelles réponses sont apportées aux violences masculines ? A l’oppression et à l’exploitation des femmes et des filles dans la famille (légalement et/ou de fait) ? A la dépendance économique des femmes ? Comment explique-t-on que les femmes, gagnant en France 27 % de moins que les hommes, soient pourtant très majoritairement celles qui demandent le divorce ?