Ce qui fait lien

Ce qui fait lien entre les hommes.

On peut justement s’interroger sur ce qui relie les individus entre eux pour que soit possible une vie collective bonne et juste. Comme si une société n’était qu’un agrégat de nomades, dissociées et qu’il s’agirait ensuite de relier…

Serait-ce le contrat ? Les individus se relient entre eux par un contrat d’intérêt réciproque et s’engagent, par signature, à en respecter les clauses. En cas d’infraction, la confiance réciproque est blessée et le contrat rompu. C’est donc la confiance dans le droit qui fonde le contrat et non l’inverse.

Serait-ce, alors, plus fondamentalement le fait de se reconnaître ” citoyen ” ? La citoyenneté reconnue comme élément commun aux individus différents.

Des êtres d’une diversité incommensurable se reconnaîtraient semblables et même égaux dans cette qualité commune. Citoyens : dans la cité, dans le monde. Identité basique, en quelque sorte, Religion civile au sens où des liens sont faits et reconnus. Cela ne veut pas dire harmonie et reconnaissance concrète. Mais la citoyenneté est par elle-même une valeur. Reste à la mettre en oeuvre, l’actualiser dans les décisions politiques. Ce qui comporte, évidemment, affrontements, rapport de force, conflits d’intérêt et luttes corporatistes.

Ces combats aussi relient les hommes, autant qu’ils les divisent, tant ils divergent dans l’idée qu’ils se font d’une vie en société qui serait ” bonne ” c’est-à-dire juste. Une visée, encore, qui se concrétise en modèles et projets qui ne connaîtront pas de point d’arrêt, tant qu’il y aura des hommes qui désirent, pensent et parlent. On comprend que le lien social soit blessé et distendu, rompu même pour les catégories sociales qui sont ” exclues ” d’un projet de société, d’un vivre ensemble. Et l’on ne connaît que trop l’extrême diversité, là aussi, des modes d’exclusion, subtilement justifiés, qui déchirent le lien social.

Ce lien qui, de par sa nature même, devrait englober tous les hommes, chacun étant citoyen de quelque part. C’est souvent ce genre de fracture qui suscite le sursaut d’indignation, et la militance active : quand est atteint le seuil de l’intolérable et du non négociable. Si une société était parfaite, si elle avait sa fin en elle-même, elle n’engendrerait que la passivité des citoyens, et l’on sait comment les dictatures imposent l’idéologie de la ” société parfaite ” où le citoyen est pris en charge par l’Etat et n’a à se soucier de rien. A ne prendre souci de personne, à se dispenser de cette sollicitude pour l’autre que nous avons posée, pourtant, comme la condition et le sens de la visée éthique et d’une vie ” bonne “.

En ce sens le ” service public ” devrait rendre possibles, soutenir et confronter les initiatives et organisations locales qui portent ce souci de l’autre. Le service public aiderait alors tout homme, égoïste et prédateur par la nature, fratricide, à devenir fraternel.

Mais, avant même d’être citoyen, et plus fondamentalement, l’homme entre en humanité par sa naissance. Il naît capable de pensée, d’action, de passion.

Une égalité originelle et incontestable… Quelle que soit l’originalité de ses appartenances – coutumes et traditions, culture et religion -, il est en droit d’attester : ” Ma vie vaut autant que la tienne. ” Et s’il constate le moindre coup porté à ce principe, si des lois sont votées qui l’enferment dans une catégorie inférieure, s’il n’est plus considéré comme un homme, alors n’importe quel citoyen est en droit de protester contre une institution devenue ” injuste “. Contestation bien fragile puisqu’elle ne repose que sur la reconnaissance mutuelle. ” Il y a donc quelque chose de présumé que, en dépit de la pluralité et en dépit de la violence, il y a un recoupement fondamental ” entre toutes les différences : le fait d’être homme. On voit en même temps l’extrême fragilité des institutions qui ne deviennent et ne restent ” justes ” que par la vigilance citoyenne. Dignité de l’être-homme, qui va s’épeler dans une énumération de ” droits de… ” et de droits à… “.

Droit à la vie, à la protection, la santé, l’éducation etc. Mais à qui demande-t-on de garantir ces droits ? Le droit au travail, par exemple, à qui s’adresse-t-il ?

A l’Etat, aux entreprises ? Une incertitude que le chômage massif rend encore plus oppressante.

Par quel moyen, quelle force, l’individu, pris dans les contraintes économiques, politiques, et la complexité du monde qu’il traverse au cours de sa vie, aura-t-il la force de surveiller les institutions et d’être, pour sa part, responsable de leur équité ? La ” servitude volontaire ” que Jacques Généreux analyse sans complaisance est peut-être moins volontaire que subie, faite de lassitude et d’impuissance. L’individu accusé de démission, indifférence et passivité, quant-à-soi, repli égoïste sur la ” bonne vie ” (elle est si courte), ce sont des jugements moraux qu’il est bien imprudent de se permettre.

Car c’est d’abord d’endettement mutuel qu’il s’agit. De cela il faut se persuader, sans échappatoire ; considérer cet ” endettement mutuel ” comme une valeur à concrétiser par action, c’est donner sa chance à l’éthique.

                                                                                                                               HUGUETTE CHARRIER.   




Lutte contre les injustices sociales

La lutte contre les injustices sociales mondiales

La richesse des 350 habitants les plus riches de la terre est égale à la richesse (?) des 2 milliards 300 millions d’habitants les plus pauvres. (François Terris, 2007 ; tiré du site « SE L’idaire ») Face à cette monstruosité, divers grands mouvements internationaux et ONG luttent pour infléchir l’action desgouvernements. Leurs moyens d’action reposent sur la sensibilisation des populations et leur action de lobbying auprès des décideurs. C’est ce que fait en particulier le CCFD-Terre solidaire dans ses actions d’éducation au développement et de plaidoyer. La France a pris, à Séoul, la présidence du G20 à partir du 1er janvier 2011. Les G8 et G20 vont donc se dérouler sur le territoire français en juin et novembre 2011, occasions de temps forts pour le CCFD qui compte bien faire poser alors les bases d’un contrat social auniveau mondial. Le CCFD travaille en lien avec des organisations des sociétés civiles du Nord comme du Sud, afin de faire valoir ses propositions, à savoir : réguler la finance, taxer les transactions financièresinternationales au profit du dévelop- pement, réguler les marchés agricoles. Après avoir participé à l’opération« S top paradis fiscaux » il a adopté comme grand thème pour les années 2010 et 2011 : Aidons l’argent à quitter les paradis fiscaux. Le dernier G20 de Séoul fut un échec, les vieilles recettes du développementn’ayant été abordées qu’en fonction de

la croissance économique. Ces théories sont pourtant en contradiction avec le dernier Rapport (le vingtième !) du

Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD ). L’année 2011 verra-t-elle primer sur le droit commercial et financier le droit de chaque être humain à la santé, à l’éducation, à l’alimentation, au logement ?

Les initiatives personnelles ou locales

Les campagnes menées par le CCFD Terre-solidaire et d’autres organisations pour obtenir des décisions sur le plan international afin de faire cesser l’injustice et la misère, si elles n’ont pas encore obtenu satisfaction, ont au moins le grand mérite d’avoir sensibilisé l’opinion publique à ces fléaux. Si bien que sur le plan local ou personnel, nombreuses sont les initiatives qui, à leur modeste niveau, permettent d’améliorer les conditions de vie des particuliers ; ces initiatives prouvent que, dans le pessimisme ambiant, il faut voir le beau, le réconfortant, à savoir que la solidarité existe, et même se développe. Par exemple, en matière de santé. Des rapports scientifiques ont prouvé que des maladies telles la tuberculose, l’épidémie de grippe espagnole en 1919-

1920 (plus de 20 millions de victimes !) et, plus près de nous, les épidémies de grippe aviaire, du H1N1, arrivent à faire 30% de morts en plus dans les populations miséreuses que chez les plus nantis, et ce tant à cause de leur état physique déficient qu’à cause de l’impossibilité où elles se trouvent d’accéder aux soins par manque d’argent, de moyens de communication etc… Or, les pays sous-développés ou en voie de développement ont acquis le droit de fabriquer leurs propres traitements contre le sida par exemple, grâce à l’initiative de quelques praticiens. En effet, l’Afrique du Sud, très touchée par ce fléau et n’ayant pas la possibilité d’acheter les traitements, très onéreux, avait décidé de fabriquer elle-même ces médicaments, ce qui a déclenché l’ire des grands laboratoires détenteurs des droits exclusifs de fabrication et de diffusion ; ils lui ont intenté un procès. Sous l’influence de quelques grands noms de la médecine, et sous la pression conjointe des populations,

 les poursuites ont été abandonnées et les pays pauvres ont désormais le droit de fabriquer leurs médicaments ou de se procurer les génériques. Ce succès prouve que la pression des individus peut aboutir à de grands succès. Encore faut-il sensibiliser les populations à ces injustices et aux défis à relever. C’est ce à quoi s’emploient les grandes associations comme le CCFD et bien d’autres avec elles sur le plan international. Une autre initiative intéressante : l’association Zébunet, qui invite à investir dans un zébu, un cochon, un dromadaire, ou tout autre animal utile à la population locale. Cet animal est confié à un paysan pauvre des bords du Mékong ou du pied des Andes, ou encore des dunes du Sahel. Ainsi, la personne désormais en possession de cette bête pourra cultiver plus aisément, ou commencer un élevage, ou pourra se déplacer ; ce coup de pouce l’aidera à faire fructifier son patrimoine, à investir ensuite dans d’autres animaux, en un mot à se nourrir lui et à nourrir sa famille, à sortir de la misère. Ces hommes s’engagent à rembourser le coût de l’animal dès qu’ils le peuvent, de sorte que c’est une aide temporaire qui leur est accordée, et la dignité est sauve.

On pourrait évoquer aussi de multiples actions individuelles oeuvrant pour l’aide aux personnes démunies, afin de  leur permettre de travailler ou d’accéder à des biens indispensables auxquels elles ne pourraient prétendre, parfois par des créations de mini-entreprises sans but lucratif qui réussissent même à créer des emplois. L’émission de Philippe Bertrand sur France-Inter, « Carnets de campagne », est riche d’exemples de ce genre, en France. Citons encore les « SEL » (référence au grain de sel) connus depuis longtemps outre-Atlantique et en Afrique, mais qui se répandent en France depuis 1995, au point qu’on en compte à ce jour environ 417.

Même si leurs objectifs immédiats et leurs méthodes diffèrent, les groupes visent le même but : s’affranchir de la parité avec la monnaie locale. Le système consiste à échanger des compétences par des services rendus, contre d’autres services. Le plus souvent, les échanges sont comptés en référence au temps ; par exemple une heure de services rendus apporte tant de grains de sel (ou fleurs, ou hippopotames, suivant les pays), lesquels serviront ensuite à « payer » des services reçus. Certains ont un but purement économique ; d’autres posent un acte de résistance constructive contre la mondialisation ; d’autres enfin visent un but plus relationnel : vaincre l’exclusion. Malgré toutes ces différences, les « SEL » ont un point commun : améliorer le quotidien, conduire le monde vers une société plus équilibrée, plus humaine. Chacun peut apporter sa contribution aussi minime soit-elle à l’édification d’une société plus juste où la misère disparaisse. La pression de l’opinion publique sur les gouvernements est certainement le moteur le plus puissant pour faire avancer les droits de chaque être humain à une vie décente, une vie qui respecte la dignité de chacun.

Nicole Palfroy




La justice et le droit

La Justice et le droit

Idéalement, la justice doit donner à chacun une égale capacité à mener sa vie, assurer à chacun la capacité d’être acteur de son propre développement. Rendre justice à l’individu, c’est lui reconnaître ses potentialités. Conception qui repose sur l’Évangile mais aussi sur une vision anthropologique.

La justice institutionnelle Elle repose sur la loi, qui dit le droit, établie à partir d’un « consensus sur ce qui est acceptable par tous ». Notion pas toujours claire : qui fait la loi et pour qui ? Le consensus est « minimal» en termes de reconnaissance de l’égalité, ce qu’illustre le débat suscité par la parabole des ouvriers de la dernière heure, confrontés à « travailler plus pour gagner plus » ou « responsabiliser les chômeurs » et qui heurte aussi des positions syndicales. Le consensus peut être remis en cause parce que la loi apparaît injuste ; alors, on cherche à la modifier ou on entre en désobéissance. Exemple de la lutte des femmes pour obtenir l’égalité dans la loi (droit de vote, égalité de salaire) ; exemple de ceux qui décident d’aider les sans papiers dont ils jugent la situation injuste. On note que la transgression est au coeur du comportement de Jésus qui cependant ne veut pas «abolir la loi».

De la difficulté de se référer au droit quand il est injuste sans pour autant y renoncer

« Dans la Bible le mot “ justice” se retrouve 287 fois, et presque toujours associé au mot “droit” »« Un État de droit peut se perdre ; il peut être capable d’édicter des lois comme celles de Vichy ou celles de Besson. » « Dans mon exercice quotidien auprès des mineurs depuis dix ans, je représente la justice, et je dois l’assumer au quotidien ; par exemple face au jeune qui me dit “ça fait deux générations qu’on est au chômagechez moi, alors, qu’est-ce que tu viens me parler de droit ?” » Et cependant, aussi imparfait soit-il, le droit est indispensable ; même si on lutte pour promouvoir des principes au-dessus des lois, même si « le droit n’a pas tous les droits », on doit aussi se battre pour le faire respecter. « Même si je tiens fort à la singularité de la rencontre qui permet d’aider l’autre, je crois aussi à l’importance de la loi pour le vivre ensemble ». Exemple de la longue lutte d’un collectif d’associations pour faire appliquer à Mayotte le droit à l’école dont étaientprivés un millier d’enfants.

Que faire dans notre monde où croît l’injustice ?

Les régressions actuelles sont graves en matière de droits sociaux, l’injustice est croissante en matière de répartition des richesses, d’accès au logement, au travail, à la santé : rien n’est jamais acquis. Pourquoi ces droits ont-ils été reconnus dans la France du lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui était considérablement moins riche que la France d’aujourd’hui… qui les remet pourtant en cause ? Le «Programme National de la Résistance » a mis en avant la notion de solidarité au niveau de l’État ; il s’est élaboré dans un climat de réaction à la honte de la capitulation devant le nazisme. Les mouvements sociaux ne sont-ils pas l’indice de la réaction à la destruction de ces avancées dont nous somme héritiers et à la honte de cette « société du mépris » ?

Sur quels leviers s’appuyer ?

Sont cités les mouvement associatifs, citoyens et sociaux, l’action sur l’éducation (comprendre pour mieux agir), l’engagement politique, de petites expériences d’anti-individualisme et de sobriété : AMAP, SEL, microéconomie, consommer moins… Exemple de l’association « Pedibus » qui accompagne à pieds les petits enfants à l’école. De multiples témoignages d’engagements associatifs (ACAT, Amnesty, ATD Quart Monde, CCFD, commerce équitable…). Qu’il s’agisse des mouvements associatifs ou des politiques sociales, l’essentiel est d’agir sur les causes et pas (uniquement) sur les symptômes. « Les exclus doivent être des acteurs, pas desassistés ».

Une jeune chômeuse témoigne d’un collectif d’associations qui effectue un travail de lobbying auprès des politiques avec les personnes concernées : « la clé et la solution de la réussite c’est le partenariat, le travail en réseau d’associations ». On cite l’ « Appel des appels » qui tente de fédérer la résistance contre les lois injustes en train d’être élaborées (www.appeldesappels.org).

Une religieuse qui a vécu 40 ans en « Communautés ecclésiales de base » en Amérique latine témoigne d’une Église qui est sortie de sa dépendance de l’Europe et qui a bâti sa théologie de la libération : « Je suis très attentive à l’injustice ; la racine de cette injustice qui ne fait que croître, c’est le système néolibéral, basé sur le profit, l’argent (et là-dessus, Jésus a été très clair) ; il faut le casser, et je crois que c’est possible. Unautre monde est possible, une autre économie est possible ! »

L’atelier était proposé par NSAE qui renvoie pour sa présentation à des textes de Jaques Généreux(http://www.nsae.fr/2009/09/02/promouvoirla-justice-2/) et Etienne Grieu (http://

www.nsae.fr/2010/03/05/promouvoirla-justice-par-etienne-grieu-s-j/).




Démocratie et pluralité

Pas de démocratie sans pluralité.

La démocratie est fondée sur les libertés et la reconnaissance théorique et pratique de l’égale dignité de tous les hommes et toutes les femmes ; elle donne des droits et des devoirs également partagés. Elle engage, en principe, les personnes et leurs organisations à un respect mutuel et, dans le cas du vouloir ” vivre ensemble “, à un échange clair et constant entre les composantes plurielles – très diverses sur tous les plans – de la société globale avant toute décision commune jugée nécessaire, mais aussi, simplement pour cultiver l’humanité, dans la paix.

Une volonté tenace est nécessaire…

On ne peut, en effet, se cacher les difficultés et les efforts exigés pour dépasser les tendances égocentriques, souvent dévoreuses de l’autre, en chacun et dans chaque groupe humain. Penser au temps qu’il faut (qu’il faudrait) donner à la concertation, aux rencontres avec les élus, pour collecter les problèmes, proposer des solutions, être présent partout (associations républicains, syndicats, partis politiques, médias…) où peut s’exprimer la pluralité, à l’écoute de tous. Même si le débat s’établit dans des groupes d’affinité, ce n’est pas sans moments de tensions : elles sont inévitables et souvent utiles pour avancer.

Un apprentissage de l’écoute et de l’expression des diversités dans le dialogue est un des rôles majeurs de l’école, quand celle-ci est le vrai décalque de la société environnante. Volonté tenace, patience et générosité sont absolument requis du ” citoyen actif “, respectueux de l’autre, attentif aux diversités, composant avec elles. Tout le monde y gagne.

… et des progrès certains vers l’égalité sociale réelle.

Cette résolution (utopie ?) d’humanité dialoguante ne peut pas s’épanouir dans un monde où les inégalités sont établies et crispées. Chaque nation, chaque groupe social, doit pouvoir espérer toujours du mieux-vivre et du mieux-être, dans une autonomie réelle. La perspective libérale, encore à la mode, n’est évidemment pas favorable : la diversité affichée des options, des goûts, des identités, de bon ton dans un pays, n’est que celle – consciemment ou non insolente – des ” élites “, ceux qui ont ” réussi ” et transmettent leur héritage (matériel et culturel) à leurs proches. Portion congrue pour ” les autres ” dans l’expression de soi ! De temps à autre le bulletin de vote et quelque tribune médiocre ; les médias publics eux-mêmes sont grignotés par les intérêts privés, réduits par la concurrence et tournés vers le spectacle, même quand il s’agit de débats de fond. Ce ne sont pas, comme chez nous en France, les “quotas”, les collèges ” ambition-réussite ” ou autres ” classes d’excellence “, en trompe-l’oeil, qui résoudront ce grave problème : au bout de l’échelle, c’est un sentiment d’impuissance définitive ; la masse des laissés pour compte ne sait pas, ne peut plus dire ce qu’elle aurait aimé exprimer, dans sa diversité ; elle se méfie même des lieux possibles du débat. Ne restent parfois que la débrouille, le coup de colère voire la violence apparemment gratuite. Tout un combat est à mener vers une redistribution solidaire des cartes  qui ne soit pas un jeu d’illusion. Ce sera très dur car certains devront accepter de perdre des avantages consistants.

La disparition totale du pluralisme est toujours possible.

Aux antipodes de la démocratie, toute diversité disparaît évidemment dans les régimes au pouvoir absolu, qui se font et se défont encore ici ou là. Leur socle est souvent la peur de l’étranger, manipulée, la calomnie démagogique, la soif du pouvoir, la violence, avec le risque évident d’affrontements nationalistes avec les pays voisins : on se justifie par une revanche à prendre, la défense de l’identité nationale et du territoire soi-disant menacés, voire l’absurde soif d’une ” pureté de la race”. Des idéologies politiques, qui avaient des intentions généreuses au départ, ont cru inévitable, une fois au pouvoir, de passer par une phase durement contraignante, jusqu’à la coûteuse violence, avec le risque de tuer la diversité source d’inventivité et de progrès, finissant par se saborder elles-mêmes en catastrophe. Néanmoins, même dans les régimes républicains bien établis, l’exercice de la démocratie pose parfois quelque problème, par le fait même de cette grande liberté qui est leur marqueur.

L’identité affirmée n’est pas d’abord l’ennemie du pluralisme…

A tous les niveaux, personnels ou collectifs, on ne peut pas refuser la qualification par des traits caractéristiques, acquis par l’histoire, la culture d’origine, l’éducation familiale, le choix convaincu… Il n’y a pas d’humanité charpentée qui soit monotone et incolore : d’où le prix des différences. Mais les échanges ne sont gagnants que si chacun, chaque groupe, chaque nation garde la modestie accueillante indispensable et la volonté permanente de relativiser, au moment nécessaire, tel ou tel point de l’identité d’origine : le compromis bien délibéré n’est pas un mol abandon mais le signe réalisé de cette volonté. Condamner l’ ” identitarisme ” ne vaut que si cette volonté est absente.

… au contraire d’une conviction collective et sacralisée.

Ce qui est vrai pour les personnes l’est encore plus pour les groupes de conviction ; encore doit-on mettre à part les partis politiques dont c’est le sens de fournir les représentants élus des démocraties. L’expression des diversités est menacée plus clairement dans le cas d’un corps social cramponné sur une identité rigide – qui lui sert parfois de bouclier face à la méfiance ou pire, le mépris – ; ce groupe cherche à échapper par système au vivre ensemble et même à la loi générale dans plusieurs domaines : c’est la racine du communautarisme. C’est aussi le cas dès qu’un collectif, bien que s’affirmant démocrate, est intimement (et vaniteusement) persuadé de l’excellence unique et intouchable de ses choix (économiques, sociaux, éthiques, culturels) vers le bien commun.

Trop de sûreté de soi entraîne fatalement le soupçon des autres. A terme, la rupture du dialogue est inévitable.

Qui doit défendre le pluralisme ?

Les élus d’une démocratie doivent être très vigilants et faire barrage à tout groupement à tendance impérialiste ou exclusiviste, quelles que soient ses méthodes d’action. Mais la grande liberté d’expression démocratique oblige à agir dans la légalité, autant que possible après de loyaux débats et en s’attaquant aux causes profondes des disjonctions. La démocratie n’est réelle dans l’intime des convictions que quand certains groupes qui ont gardé – naturellement ou artificiellement – l’écoute de l’opinion donnent l’exemple en se posant eux-mêmes des limites à la prétention d’incarner l’unique vérité. Les identités multiples font la diversité et l’efficacité des échanges, mais le projet de vivre avec des valeurs citoyennes communes passe en premier.

Le rôle des religions…

On le sait bien : des religions peuvent induire, le plus souvent en faussant leurs principes, un fanatisme exploitable par différentes causes et en particulier celle des renfermements communautariste ou nationaliste. De même, leurs institutions ont toujours – on pourrait dire par nature – une propension à exercer un contrôle individuel et social : on les reconnaît particulièrement bien parmi les groupes de conviction absolue déjà signalés. Aussi, des Etats, pour asseoir leur autorité, ont très souvent – de fait ou après accord – associé une religion à leur projet unificateur (anti-pluralisme) en se partageant les rôles : celle-ci offrant au pouvoir politique la caution du divin. On comprend qu’il a fallu, par précaution, poser des limites par des lois de laïcité. Pourtant, comme toute Eglise chrétienne, l’Eglise catholique pourrait, si elle était fidèle à l’Evangile, contribuer spontanément à la consolidation de la démocratie. Des observateurs extérieurs, M. Gauchet, par exemple, ont pu le reconnaître.

… et celui, positif, que l’Eglise catholique surtout hésite à jouer…

A-t-elle peur d’y perdre dans l’immédiat ? En tout cas l’Eglise officielle n’a pas retrouvé intiment une confiance suffisante dans son texte fondateur, ni dans les capacités des peuples à se déterminer sans elle : elle a gardé des réflexes de ” chrétienté ” ou communautaristes (l’école spécifique par exemple). Dans beaucoup de pays, les constitutions n’ont prévu qu’une laïcité minimale car les Eglises influentes tiennent à garder des moyens officiels pour peser dans la société, et indirectement sur les décisions publiques. Sinon, la tendance est de retrouver, pas à pas, d’une manière insidieuse, une place reconnue et garantie dans la société, tout en ménageant prudemment l’opinion et les structures républicaines. C’est ce que fait l’Eglise catholique en exerçant la ” nouvelle évangélisation ” : Jean-Paul II, l’initiateur de celle-ci, parlait de ” pénétration capillaire “, au goutte-à-goutte. En même temps cette Eglise fait tout pour se tailler – légalement, bien sûr – une part consistante parmi les organisations conseillères instituées auprès des organes dirigeants de l’Europe. Tout en signalant qu’elle a, elle, des compétences quasi universelles : ce qui peut inquiéter.

La France a su, par la loi, séparer nettement les deux ” pouvoirs “, en montrant que c’est la façon la plus sûr de garantir l’égale liberté d’expression des consciences et des croyances, individuellement et collectivement.

Rien ne refuse cette liberté aux religions. Mais il y a sans arrêt des tentatives de l’institution catholique (avec des succès) de rogner les ailes de la laïcité. Cet objectif est opiniâtre : “Rome” incite constamment la France à l’alignement concordataire. En même temps, ici et partout, le Vatican de Benoît XVI s’obstine à dénoncer le ” relativisme ” laïque, condition pourtant indispensable d’une liberté qui ne préjuge pas des projets et des règles de la vie commune, choisis ensemble par tous les citoyens, croyants ou non.

… pour promouvoir sans réserve le pluralisme.

Il est bien regrettable que l’Eglise, elle qui a les moyens de fond pour le faire, ne donne pas l’exemple, dans un esprit de laïcité bien assimilée, d’une modestie ” relativisante “, mais réellement valorisante. Elle devrait reconnaître qu’elle n’a aucun droit prioritaire pour “définir”, par ses choix particuliers, les identités nationales ou internationales. Elle aiderait également d’autres religions à se défaire du réflexe communautaristedestructeur du pluralisme. D’ailleurs les démocrates qui s’affirment à la fois citoyens et chrétiens ne se reconnaissent pas dans une institution qui parle en leur nom, et qui, quoi qu’elle en dise, reste bloquée dans de vieilles habitudes. Car tout recul, même apparemment anodin, vers un monopole de la vérité, est dangereux pour la démocratie exigeante et naturellement plurielle.

                                                                                                                                         JACQUES HAAB.