Où est ton frère ?

Le groupe NSAE-Paris-Idf souhaite partager avec vous le document « OÙ EST TON FRÈRE » dont il a débattu lors de sa dernière réunion. Il a été réalisé dans le diocèse de Saint-Denis par la Pastorale des migrants, et il est introduit ainsi par l’évêque Pascal Delannoy :

Est-il possible…

Est-il possible d’évoquer le sujet des migrants sans idées préconçues ni passions excessives, mais avec raison et cœur, ces deux termes n’étant pas incompatibles ?

Est-il possible, à ce sujet, d’éviter des propos qui n’auraient d’autres fondements que la peur ou la naïveté ?

Est-il possible, avant de donner un avis, quel qu’il soit, d’étudier quelques données chiffrées afin d’éviter que cet avis soit déconnecté de la réalité ?

Est-il possible de ne pas limiter la question des migrants au temps présent afin de tenir compte du passé et de l’avenir ?

Est-il possible que les chrétiens accueillent la Parole de Dieu et la doctrine sociale de l’Église afin que celles-ci viennent éclairer leur réflexion ?

Est-il possible de ne jamais oublier que derrière les chiffres il y a des visages d’hommes et de femmes, adultes et enfants, dont l’histoire mérite d’être écoutée ?

Est-il possible de rappeler que les chemins de l’accueil, de la protection, de la promotion et de l’intégration, s’ils peuvent-être difficiles, sont néanmoins possibles ?

Est-il possible… ? Avec ceux et celles qui ont contribué à la réalisation de ce livret, avec ceux et celles qui rencontrent des migrants dans « l’ordinaire » de la vie quotidienne, avec ceux et celles dont les ancêtres, plus ou moins lointains, furent des migrants, nous croyons que cela est possible !

Que ce petit guide permette à chacun d’emprunter le chemin de la raison et du cœur, plutôt que celui des préjugés ou de la naïveté. Il deviendra alors possible, en toute liberté, de répondre à cette question essentielle : « Où est ton frère ? »

Voici l’ensemble du document Où-est-ton-frère




L’intégration des immigrés

L’intégration des immigrés

Comment la France « universaliste », qui refuse de se structurer en communautés, absorbe-t-elle les immigrés ? Le sujet alimente beaucoup de phantasmes et, pour être sérieuses, les réponses nécessitent de la rigueur, à commencer par celle du vocabulaire utilisé. La Martiniquaise de couleur croisée dans le métro est française ; le retraité anglais installé dans le Périgord est immigré. Le terme d’ « immigré » s’applique aux personnes nées étrangères à l’étranger et résidant en France (incluant donc celles devenues françaises par naturalisation) et celui de « descendant d’immigré » aux personnes nées et vivant en France, dont un au moins des parents immigré. Le rythme d’absorption des immigrés se mesure par exemple par le taux des naturalisations ou celui des mariages mixtes dans la seconde génération.

L’intégration se mesure à partir de données provenant du recensement ou d’enquêtes structurelles, par des outils définis au sein de l’Union Européenne qui permettent d’effectuer des comparaisons avec la population autochtone et de cibler les politiques à mettre en place. Sont actuellement retenus quatre domaines fondamentaux : l’emploi, l’éducation, l’inclusion sociale et la citoyenneté active.

Retenons rapidement de l’étude très détaillée publiée par l’INSEE l’an dernier et en particulier du document « Vue d’ensemble » de Gérard Bouvier que les conditions de vie des immigrés et descendants d’immigrés en France sont moins bonnes que celles des autres résidents. Les constats sont généralement défavorables aux immigrés mais le sont moins pour les descendants d’immigrés, relativement au reste de la population. Cependant, ils doivent toujours être nuancés : très souvent, une partie importante des écarts de situations entre immigrés, descendants d’immigrés et le reste de la population résulte en fait d’une combinaison de facteurs sociodémographiques (dont le sexe, l’âge, le niveau d’éducation, les conditions d’emploi, les catégories socioprofessionnelles, le lieu de résidence etc.).

Les immigrés accèdent difficilement aux emplois les plus qualifiés

Les immigrés sont surreprésentés dans les catégories socioprofessionnelles ouvriers et employés. Cependant, la mobilité sociale s’opère : s’ils sont moins souvent présents chez les cadres ou les professions intermédiaires que les ni immigrés ni descendants d’immigrés, les descendants d’immigrés le sont plus souvent que les immigrés. L’immigration permet aussi de satisfaire des besoins en main-œuvre très qualifiée, parfois très spécifiques : la forte présence de médecins immigrés dans la fonction publique hospitalière en est une illustration.

Les conditions de logement des immigrés sont moins favorables, mais l’écart avec l’ensemble de la population s’atténue

Deux tiers des ménages français vivent dans des logements de bonne qualité. Cette proportion est de l’ordre de 59% pour les descendants d’immigrés et de seulement 45% pour les immigrés dont les origines sont extra-européennes.

Le niveau de vie médian des immigrés est inférieur de 30% au niveau de vie médian en France

Cet écart n’est plus que de 12 points pour les descendants d’immigrés. De même, le taux de pauvreté, qui s’établit en 2009 à 13,5% sur l’ensemble de la population, est encore très élevé pour les personnes vivant dans un ménage immigré (37%), mais n’est plus que de 20% pour les descendants.

Les situations familiales des enfants d’immigrés sont moins favorables à la réussite scolaire

Plus de la moitié d’entre eux appartiennent aux 25% des familles ayant le niveau de vie le plus faible. Leur mère ou leur père est plus souvent non diplômé. Un enfant d’immigré sur deux appartiennent à une fratrie de quatre enfants ou plus, contre un enfant de famille mixte sur quatre et un de famille non immigrée sur cinq. Par rapport à ces derniers, ils disposent deux fois moins souvent d’une chambre individuelle et étudient trois fois plus fréquemment dans un collège d’éducation prioritaire. Lorsqu’on neutralise l’effet de ces variables, en menant des comparaisons toutes choses égales par ailleurs, il apparaît que les enfants d’immigrés ont des résultats à l’épreuve de mathématiques de 6ème identiques à ceux des autres élèves et moins de deux points sur cent les séparent en français. Les enfants d’immigrés ont même une probabilité moins forte de redoubler ou d’être orientés en Sections d’Enseignement Général et Professionnel Adapté (SEGPA).

La réussite scolaire des enfants d’immigrés par rapport à celle de la population qui n’est ni immigrée ni issue de l’immigration est analysée à travers deux indicateurs : ne posséder aucun diplôme du second cycle de l’enseignement secondaire d’une part, être titulaire du baccalauréat quelle que soit la série d’autre part. Au regard de ces deux critères, les parcours des enfants d’immigrés sont très différenciés selon le pays de naissance des parents. Ces différences par origine s’estompent lorsque l’on tient compte des caractéristiques sociodémographiques et familiales, mais elles ne disparaissent pas toutes.

Les enfants d’immigrés venus d’Algérie, d’Espagne ou d’Italie sont surreprésentés parmi les non-diplômés du second cycle du secondaire, « toutes choses égales par ailleurs ».

S’agissant de l’obtention du baccalauréat, les fils et filles de l’immigration turque sont en situation de sous-réussite, tandis que les fils et les filles de l’immigration du sud-est asiatique sont en situation de sur-réussite. Et les filles de l’immigration marocaine ou tunisienne, et dans une moindre mesure celles de l’immigration sahélienne, obtiennent plus souvent un baccalauréat que les filles ni immigrées ni enfants d’immigrés, si l’on raisonne à caractéristiques sociales et familiales données.

L’intégration comme regards croisés

En France, les personnes se définissent globalement d’abord par leurs centres d’intérêt, puis en lien avec la famille, en troisième lieu selon leur travail. Les éléments d’origines (y compris nationalité ou région) sont bien moins porteurs de l’identité, mais plus que les opinions politiques ou la religion. Les immigrés et descendants d’immigrés ne suivent que partiellement ce schéma. La famille reste un élément important de l’identité mais les origines et (ou) la nationalité dépassent en importance le travail ou les centres d’intérêts. A l’inverse, les descendants d’un immigré et d’un non-immigré se rapprochent des ni immigrés ni descendants d’immigrés. Ils ne se définissent que très peu à travers leur religion, alors que c’est le cas d’environ un cinquième des immigrés ou descendants de deux immigrés. Les immigrés déclarent se sentir chez eux en France, pour 89% d’entre eux, contre 94% de l’ensemble de la population. Il y a donc adhésion tant au pays d’accueil qu’aux origines, ce que confirment les pratiques courantes de double nationalité. Cependant, plus d’un immigré et d’un  descendants d’immigré sur deux déclarent qu’« on ne les voit pas comme des Français ».

Lucienne Gouguenheim.




Evolution des politiques d’immigration

Evolution des politiques d’immigration en France et instrumentalisation des « étrangers »

D’une immigration encouragée à une immigration contrôlée

A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, avec la reconstruction de la France débute une période de forte croissance économique appelée les Trente Glorieuses. En 1945 l’Etat crée l’Office national d’immigration (ONI) chargé d’intégrer les immigrants notamment par le regroupement familial. La main-d’œuvre est requise pour le bâtiment, les mines et l’industrie lourde. Les grandes entreprises recrutent directement dans les pays d’émigration. Les migrants proviennent d’une part d’Europe du Sud (Italie, Espagne, Portugal, Yougoslavie), d’autre part d’Afrique du Nord. Dès le milieu des années 1950, l’Etat construit des foyers (SONACOTRA) pour les célibataires afin de lutter contre l’habitat insalubre et contrôler des personnes sensibles aux évènements d’Algérie. A partir de 1962, l’ancienne métropole accueille les harkis dans des camps de transit. La République française s’ouvre aussi aux demandeurs d’asile politique, venant essentiellement des pays à régime communiste. Elle accorde des bourses à des étudiants originaires des anciennes colonies afin de les former comme cadres  administratifs et militaires des jeunes pays francophones.

Dès 1972, les circulaires Marcellin-Fontanet lient l’attribution d’une carte de séjour à la possession d’un permis de travail et limitent les régularisations. Ces mesures plongent beaucoup de travailleurs immigrés dans l’illégalité. Des grèves de la faim ont lieu avec le soutien de militants de gauche, syndicalistes et chrétiens. Le ministre du Travail régularise 35 000 travailleurs en situation irrégulière. A partir de 1974, on considère que la France est touchée par une crise économique. Cette année, V. Giscard d’Estaing, élu président de la République, stoppe l’immigration à l’exception du regroupement familial et propose une prime de retour au pays. En 1980, la loi Bonnet durcit les conditions d’entrée sur les territoires français et facilite l’expulsion des immigrés clandestins. Le Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés (GISTI) réussit à faire annuler la circulaire Fontanet par le Conseil d’Etat.

L’immigration devient un sujet politique majeur

Dès son élection, le Président F. Mitterrand procède à une régularisation massive d’étrangers en situation irrégulière (130 000 personnes). En 1984, un titre unique de séjour de dix ans est créé. Entre 1986 et 1997, au gré des alternances politiques dites de cohabitation, l’immigration est au cœur des compagnes électorales. Un parti d’extrême droite, le Front National, fait de la lutte contre l’immigration un slogan majeur de son discours politique. Une partie de plus en plus importante de l’électorat se laisse séduire par des propos ouvertement xénophobes. De même que certains dirigeants de la droite républicaine, dont un futur Président de la République allergique « au bruit et à l’odeur »…

En 1986 le Parlement, majoritairement de droite, adopte une loi restreignant l’accès à la carte de résident et facilitant encore les expulsions. Lors de la seconde cohabitation, en 1993, le ministre de l’Intérieur fait réformer le Code de la nationalité (le droit du sol ne donne plus automatiquement la nationalité aux étrangers nés en France). On ne parle plus de travailleurs immigrés, mais d’immigrés en y incluant les enfants des immigrants de la première génération. En 1996, des sans-papiers qui demandent leur régularisation sont expulsés par la police de l’église parisienne Saint-Bernard qu’ils occupaient. Devenu Premier ministre d’un gouvernement de gauche en 1997, L. Jospin régularise 80 000 sans-papiers tandis que la loi Guigou (1998) rétablit intégralement le droit du sol. Sous la présidence de J. Chirac, en 2003, vote d’une loi plus répressive encore qui criminalise les sans-papiers et suscite l’indignation de quelques-uns qui créent, l’année suivante, le Réseau éducation sans frontières (RESF) qui cherche à s’opposer à l’expulsion de parents de mineurs.

Pendant ce temps, l’immigration est traitée de plus en plus au niveau de l’Union Européenne qui, en 2003, tente d’harmoniser les politiques d’immigration des pays membres et fixe des normes pour l’accueil des demandeurs d’asile. Simultanément, c’est aux frontières de l’Europe que sont contrôlés les migrants. Les pays d’Afrique du Nord sont invités à refouler les clandestins subsahariens, notamment ceux qui essaient de pénétrer dans l’Union Européenne par les enclaves espagnoles au Maroc, Ceuta et Melilla. Ces mesures ne peuvent empêcher une immigration clandestine permanente contrôlée par des réseaux de passeurs. Non seulement d’Afrique mais aussi d’Asie. Des immigrants, y compris des femmes enceintes, sont recueillis sur l’île italienne de Lampedusa, d’autres meurent en mer avant d’avoir pu accoster en Europe.

En France le Président N. Sarkozy mène une politique plus restrictive de l’immigration (diminution des visas, immigration « choisie », refoulement des demandeurs d’asile politique, expulsions massives…). La CIMADE (Comité inter mouvements auprès des évacués. Service Œcuménique d’entraide) qui assiste les sans-papiers est indésirable dans les centres de rétention administrative. En 2007 apparaissent les Cercles de silence, comme autant de lieux dénonciation de cette politique. Dans son discours de Grenoble, en 2010, le Président Sarkozy rend responsable de la délinquance un nouveau type d’« étrangers » comprenant les enfants d’immigrés (auxquels, dans certains cas, il faut refuser la nationalité française ou la leur retirer quand ils l’ont déjà) et les Roms, pourtant citoyens européens, dont il faut démanteler les campements en France.

Une démarche citoyenne : lutter contre l’instrumentalisation des étrangers

L’étranger est rarement bien vu dans des sociétés où il bouscule un ordre jugé intangible car assurant la conservation sociale et la sécurité du groupe. En période de croissance économique, les besoins vitaux étant assurés, l’intégration s’accomplit lentement (sur trois générations) mais sûrement. Aujourd’hui nous sommes en « crise ». Crise économique : la mécanisation des moyens de production réduit la main-d’œuvre et augmente le chômage. Crise financière : les bénéfices sont placés en bourse plutôt qu’investis dans l’outil industriel. Crise sociale : la recherche délibérée du profit se fait au détriment de la place de l’homme dans l’économie. Une conséquence importante en démocratie : un fort mécontentement des électeurs.

Une solution : la remise en cause de l’ultralibéralisme. Une politique rarement envisagée par nos dirigeants politiques. En France, ces dernières années, des élus ont préféré faire appel à l’irrationnel en se servant des peurs des citoyens. De la peur de l’autre, de l’étranger ». Peur volontairement entretenue par une partie des médias. Désormais l’étranger est (seul) responsable des malheurs des Français. Chômage : les étrangers prennent le travail des Français. Déficit de la sécurité sociale : les étrangers sont plus souvent malades que les Français et ont plus d’enfants qu’eux. Insécurité : les étrangers agressent les vieilles dames.

Cette xénophobie est d’abord le fait du Front National. Une xénophobie électoralement gagnante pour l’extrême droite. Une tentation pour la droite républicaine de la partager et de contracter des alliances avec la droite extrême. Son discours vise essentiellement un électorat populaire auquel échappe la réelle complexité du système économique capitaliste, mais qui lui est numériquement indispensable pour être majoritaire dans le pays. Aux paroles s’ajoutent des actes fortement médiatisés : débat sur la nationalité, contrôle au faciès, expulsions par charters, fermeture du centre d’hébergement de Sangatte…

Simultanément s’opère un glissement sémantique : l’immigré remplace le travailleur (immigré), puis devient l’arabe, enfin le musulman. La fabrication d’un bouc émissaire unique procède de l’amalgame entre immigration, culture et religion. Elle s’accompagne d’une remise en cause de la laïcité tolérante et respectueuse de la diversité pour affirmer une identité française (uniquement) catholique.

Pour quel résultat ? Une implantation durable de l’extrême-droite dans plusieurs régions françaises. Une proportion élevée de Français favorables aux idées extrémistes. Un vivre ensemble plus difficile, notamment dans les quartiers populaires. Et en 2012 les droites battues aux élections présidentielle et législative. Un espoir pour les défenseurs des droits humains dans notre pays, pour tous ceux qui sont attachés à la démocratie, aux libertés, à l’égalité ?

A condition d’user de tous les droits que nous accorde la démocratie. Après le droit de vote, la liberté d’expression et le droit de manifester si nécessaire pour rappeler à des gouvernants (de gauche) que la lutte contre le chômage est la condition indispensable pour faire respecter les droits des immigrés. Que la Déclaration universelle des droits de l’homme, préambule de la constitution de la République, garantit la liberté de circulation pour tous. Que seul le développement des Suds permettra de retenir sur place aussi une main-d’œuvre peu qualifiée que les intellectuels.

Ce sont des actes citoyens. Que les chrétiens accompliront avec d’autant plus de conviction qu’ils sont héritiers non seulement de la tradition chrétienne d’hospitalité, mais aussi porteurs du message d’ouverture à l’autre, d’amour de l’autre, qui leur a été laissé par Jésus lui-même. Cela est possible aujourd’hui en France. Comme cela y a été possible hier. Nous, les Français d’aujourd’hui, ne sommes-nous pas tous des immigrés. Première, deuxième, troisième génération… comme nous aimons à le rappeler lors des manifestations ?

Jean-Paul Blatz.




Immigration

Individus et communauté

Dans son premier rapport annuel de 1991, le Haut Conseil à l’Intégration (HCI) affirme que la conception française de l’intégration doit obéir à une logique d’égalité et non à une logique des minorités. Le modèle français, observe-t-il, se distingue nettement de certaines tendances qui s’expriment dans d’autres pays européens : logique des communautés (comme en Grande-Bretagne) ou reconnaissance des minorités nationales (dans certains pays d’Europe Centrale et Orientale).

Le HCI ne nie certes pas qu’il existe en France, comme ailleurs, des minorités, mais il pense que les principes traditionnels d’égalité des personnes, de reconnaissance des droits individuels et de non-discrimination assurent mieux, tout à la fois, la cohésion sociale, l’unité nationale et le libre épanouissement des personnes que la reconnaissance institutionnelle des communautés.

Faut-il en conclure qu’il ne faut avoir en France d’intégration que d’individus débarrassés de toute attache communautaire ? Est-ce vraiment cela qu’exige la tradition républicaine quand elle refuse que soient prises en compte les différences entre citoyens, fondées sur la race, l’appartenance ethnique ou la religion ? La position du HCI est plus nuancée. C’est la reconnaissance institutionnelle des communautés qu’il juge incompatible avec le modèle français. Par ailleurs, il évite d’employer le terme « assimilation » qui connote l’effacement des cultures particulières. Et il définit l’intégration comme un « processus spécifique par lequel il s’agit de susciter la participation active à la société nationale d’éléments variés et différents, tout en acceptant la subsistance de spécificités culturelles, sociales et morales, et en tenant pour vrai que l’ensemble s’enrichit de cette variété, de cette complexité ».




Les migrants

Qui sont les immigrants aujourd’hui

La moyenne 2005-2010 des premiers titres de séjour délivrés à des étrangers (d’origine nécessairement hors Union Européenne) est de l’ordre de 180 000 par an. Une partie repart rapidement. D’autres ne restent que quelques années. C’est notamment le cas des étudiants ; ils sont environ 50 000 à venir chaque année depuis 2002. Suivant les origines, en relation avec les possibilités et limites du système d’enseignement supérieur du pays d’origine, le projet personnel peut inclure une simple année de spécialisation ou des études complètes, ce jusqu’au doctorat.

Toutes nationalités confondues, les étudiants étrangers représentaient 9% des effectifs de l’enseignement supérieur en 1990, 12% en 2010 (soit 285 000 personnes). Ils sont d’autant plus présents que le cycle  est élevé : 41% des étudiants en cursus « doctorat » sont étrangers, les quatre cinquièmes venant d’un pays hors de l’Union Européenne. Les origines principales sont depuis la fin des années 2000 l’Afrique (en particulier le Maroc et l’Algérie) et la Chine.

Une partie de ces étudiants s’installent en France, mais la grande majorité repartent : environ un étudiant (originaire des pays « tiers ») sur trois entrés en 2002 n’est resté qu’une année. Un tiers seulement est encore présent en 2010, le plus souvent pour motif familial.

Les 130 000 personnes restantes se répartissent suivent différents motifs administratifs. Les plus fréquents d’entre eux se regroupent sous le thème de « migration familiale ». Cela représente 85 000 migrants, contre 20 000 migrants économiques et environ 10 000 réfugiés, le reste relevant de motifs variés.




Immigration par Paul Ricoeur

L’étranger qui réside avec vous…

« L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même car vous avez été étrangers au pays d’Egypte. » (Lévitique 19, 34)

La première phase du travail du souvenir de l’exil c’est de conduire à leur terme tous les dangers de la comparaison jusqu’à ce que nous nous sentions autre parmi les autres.

C’est une expérience que nous pouvons faire très simplement avec le langage, puisque la première découverte qu’un écolier peut faire c’est que d’autres parlent des langues que nous appelons langues étrangères.

Il faut découvrir que la diversité des langues est un fait fondamental de la réalité humaine. Un fait d’ailleurs étonnant parce que tous les hommes parlent. C’est même à cela que l’on reconnaît en partie l’humanité, mais il n’existe pas de langue universelle.

La diversité des langues est une fragmentation primordiale primitive. Il y a là quelque chose qui doit nous étonner et nous faire avancer parce que le travail que nous pouvons faire sur notre propre langue nous fait comprendre que c’est une langue parmi les autres. C’est alors que nous découvrons peut-être pour la première fois le miracle de l’hospitalité sous la forme de la traduction. A savoir que nous devinons que ce qui se dit dans notre langue peut se dire dans une autre langue et qu’autre chose est dit dans celle-ci que je ne peux peut-être pas dire dans la mienne. En parlant de la traduction, je ne donne pas qu’un exemple mais aussi un modèle d’hospitalité. Traduire, c’est habiter une autre langue.

Il nous faut avancer sur le chemin de l’étranger, découvrir toutes les zones cachées d’étrangeté en nous-mêmes. Nous découvrons dans des pulsions soudaines que nous sommes étonnés d’être habités par cela. Donc nous découvrons tous ces sentiments d’inquiétante étrangeté.

Si nous suivons cette voie, fantasmons sur le hasard de notre naissance. De temps en temps, on se dit : c’est un hasard que mes parents se soient rencontrés, c’est un hasard que je sois né. J’aurais pu être un autre.

C’est d’autant plus troublant qu’en même temps, je ne peux parler au-delà du fait que je suis qui je suis. Quand on me dit « si vous étiez né en Chine, vous ne seriez pas chrétien », c’est inexact. Car alors il s’agit d’un autre que moi ! J’ai la possibilité d’imaginer que j’aurais pu être un autre, c’est un fantasme dérangeant qui donne à penser.

De là, nous passons au hasard du lieu et de l’époque. Le « chez soi » a été taillé dans une étendue qui aurait pu être partagée autrement. L’acte d’habiter est un acte de partage de la terre qui est hasardeux, qui est fortuit. Il n’y a pas de nécessité d’être « ici ».

Il y a un lien fortuit entre ce que nous sommes et un coin d’espace ou de temps. Pascal a ressenti cela avec une espèce  de violence spirituelle lorsqu’il parle de l’homme « perdu dans un canton de l’univers ». Je fais remarquer que finalement c’est un thème biblique fort qui est lié avec ce qui paraît être l’inverse, à savoir l’élection.

L’élection, c’est le fait que nous n’avions pas de droits propres à être ici plutôt que là et à être possesseurs de cette terre plutôt que d’une autre. L’élection doit être pensée non pas comme une façon d’être privilégiée mais comme une vocation de gérer une chose qui est confiée et dont on n’est pas ultimement possesseur. C’est donc l’idée d’un don révocable. Je me rappelle un cantique de mon enfance « la terre au Seigneur appartient ». C’est le fondement théologique de l’écologie. Ce que j’ai appelé « le national installé » est dérangé par ces fantasmes qui donnent à penser.

Cela conduit à un stade plus avancé de cette étrangeté, à savoir que nous n’avons pas un droit originaire d’être ici plutôt qu’ailleurs. Ici je voudrais citer un texte de Kant qui parle « du droit de commune possession de la surface de la terre sur laquelle, en tant que sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini ; il faut dire qu’ils se supportent les uns à côté des autres, personne n’ayant originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre ».

Oui, personne n’a originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre. Je crois que le texte suivant sur l’appropriation violente nous vient de Rousseau : Il y a un premier qui a dit : « ceci est à moi, et il y a eu un second, un imbécile, pour le croire ». C’est l’appropriation première, violente de ce qui, au fond, était à tout le monde.

Paul Ricoeur.

Extraits d’une conférence donnée en 1994 à la paroisse Saint Germainl’Auxerrois de Chatenay-Malabry.

 




Migrer : un espoir… souvent un drame…

Migrer, un espoir – souvent un drame

Chaque année, des millions d’étrangers viennent en France, pour faire du tourisme, pour visiter famille ou amis, pour étudier, travailler. Ils disposent d’un visa à durée limitée. Plaisir du dépaysement, joie de la découverte,  de la rencontre, formation supérieure, implication professionnelle.

Et puis quelques milliers, au profil différent, partent avec le projet de s’établir dans notre pays ou en Europe. Rares sont alors ceux qui peuvent disposer d’un titre de séjour résultant d’un statut reconnu, tel un contrat de travail passé avant le départ. Beaucoup d’entre eux restent après l’expiration de leur visa touristique (3 mois maximum), du moins quand ils ont pu l’obtenir. D’autres arrivent « clandestinement », exploités par des passeurs. D’autres enfin n’arrivent jamais.

Faute de titre de séjour, ils sont durement repoussés par l’Union Européenne. Un bon nombre cherche à traverser la Méditerranée ou à gagner les Canaries (espagnoles) sur de frêles esquifs, dans des conditions déplorables. Certains se noient, ou sont interceptés par les forces de police européenne (Frontex), renvoyés sans ménagement. Depuis 20 ans, les associations de vigilance dénombrent plus de 20 000 migrants ayant péri en mer. Au moins 5 meurent chaque jour à nos frontières (Migreurop – 2012). Un drame silencieux qui n’émeut pas les foules. Parfois une légère émotion quand un groupe meurt asphyxié dans les camions qui transitent de Calais à Douvres ou quand un film secoue les consciences. Mais la routine reprend vite le dessus. C’est pourtant notre politique répressive qui est en cause.

On sait déjà combien les immigrés légaux restent discriminés. Mais la chasse aux migrants en situation irrégulière fait sentir encore beaucoup plus nettement ses manifestations délétères. Ces derniers constituent en effet la cohorte dite des « sans-papiers ». Ils sont estimés à quelques 400 000 sur le territoire français (autour de 0,6% de la population). Leur vulnérabilité est patente à bien des égards.

Les sans-papiers vivent dans la plus grande précarité. Ils sont condamnés à survivre la peur au ventre, dans la crainte d’être arrêtés. C’est ainsi qu’ils se retrouvent souvent enfermés en centre de rétention, y compris parfois des familles avec enfants, contrairement à toutes les dispositions officielles. Ce ne sont pourtant pas des délinquants. Si d’aucuns sont relâchés, quelque 35 000 l’an dernier ont été expulsés. Quant aux « régularisations », elles ne font qu’au compte-gouttes, environ 30 000 par an.

La vie familiale et privée est bafouée. Le regroupement familial, a priori un droit fondamental, est soumis à des conditions bien restrictives et la procédure peut traîner indéfiniment (cf. ci-dessous). Qu’on imagine aussi l’état d’une famille disloquée par l’expulsion d’un de ses membres, généralement le père. Et ne parlons pas des mineurs isolés étrangers (MIE) ; tels les jeunes Afghans qui galèrent dans les rues à Paris.

Le droit du travail est ignoré. La plupart des sans-papiers travaillent. Comment pourraient-ils vivre autrement ? Sans compter qu’ils prélèvent systématiquement sur leurs faibles ressources de quoi renvoyer au pays beaucoup plus de fonds au total que l’aide publique au développement, et sans la moindre déperdition. Ici, ils font tourner des pans entiers de l’économie ; bâtiment, restauration collective, confection, services à la personne, etc. L’effet d’aubaine pour les employeurs est facile à imaginer. Main-d’œuvre précieuse, docile, surexploitée, non déclarée. Le travailleur migrant a énormément de peine à produire un contrat de travail valide pour engager une démarche de régularisation. Le servage existerait-il encore ?

Enfin, un mot de l’asile, qui fait l’objet de la convention de Genève signée en 1951. Elle a tendance à être réduite comme une peau de chagrin. La persécution dans son propre pays n’est-elle pas un drame ? Le statut de réfugié, un principe sacré ? Les conditions mises aujourd’hui à son obtention font qu’à peine 1/6edes demandeurs finissent par obtenir gain de cause : 12 000 personnes l’an dernier sur 60 000. Les 50 000 déboutés restent sur le carreau et connaissent alors le sort des sans-papiers.

Que faire fasse face à ces dénis d’humanité ? Les beaux principes sont sans doute nécessaires, mais manifestement insuffisants. Article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Plus que jamais donc ne pas relâcher la pression. A l’heure de la mondialisation, l’immigration, un espoir, une évidence…mais le tribut à payer est lourd.

En définitive, on ne peut guère compter que sur l’opinion pour faire bouger les lignes politiques. Tel est un rôle majeur que peut jouer la société civile, c’est-à-dire les citoyens solidaires, organisés notamment au sein des associations (voir plus loin). Celles-ci défendent de manière très concrète les migrants ; elles contribuent en même temps largement à l’évolution de la conscience collective. Bref, il n’est pas interdit de penser que des petites minorités agissantes finiront par faire s’écrouler des murailles insupportables, et pourquoi pas plus vite que prévu, pour ouvrir la voie à un autre monde possible, celui de la fraternité. N’est-ce pas entre nos mains ?

Réagir. La solidarité en marche

Nombreuses sont les associations, laïques ou confessionnelles, qui se mobilisent avec les migrants les plus démunis.

Dans les régions du Sud, en particulier au Sahel, au Sénégal, des mouvements locaux s’organisent ; ils épaulent les migrants et leur famille en difficulté, voire les dissuadent de partir, promeuvent un développement endogène, interpellent les gouvernements. Au Mali, l’AME (Association des Maliens Expulsés) intervient auprès de ceux qui rentrent au pays de force, brisés par la honte. On peut évoquer aussi les multiples associations de base, les coopératives ou autres, montées par les gens du pays qui ont décidé de prendre en main leur propre destin (celles sur lesquelles s’appuie spécialement le CCFD-Terre Solidaire). Il y a encore l’action des ONG, des Caritas…

En France, l’implication des citoyens engagés auprès des migrants se traduit de diverses façons : assistance au quotidien, accompagnement dans les démarches administratives, alphabétisation, soutien scolaire, sensibilisation de l’opinion publique, questionnement des élus. Il s’agit certes de commencer par adopter une attitude de transformation personnelle, changer son regard, son comportement, « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde » (Gandhi), mais également, bien sûr, de rejoindre les associations ou actions de mobilisation collective ; par exemple : La Cimade, RESF, le Secours Catholique, le Gisti, Réseau chrétien-immigrés, Les Cercles de silence etc…

Jean-Marie Guion (RCI).

 




Immigration : la rue

La rue n’est pas un lieu d’asile

N. R., deux sœurs kosovares. Confrontées à une situation personnelle qu’on devine assez horrible sur place, elles fuient en toute hâte leur pays il y a deux ans. Malgré maintes démarches, l’appui des associations, et plusieurs recours, le statut de réfugiées ne leur est finalement pas accordé. Les voilà à la rue à Paris. Sans argent, sans rien, passant des heures chaque jour à appeler le 115 pour essayer de trouver un gîte le soir. Démolies, physiquement, moralement, psychiquement. Elles ne survivent que grâce à la Halte Femmes et au soutien ponctuel de quelques proches. Mais pas la moindre perspective d’avenir. Un retour au Kosovo peu envisageable compte tenu de l’insécurité qui perdure là-bas. Désespérant. Un naufrage. Elles croyaient atteindre le paradis des Droits de l’Homme. Elles sombrent aux portes de l’enfer.




Famille Haïtienne

La famille… pas pour tous

L.V, haïtien, étudiant engagé, jeune marié, quitte brusquement son île natale il y a huit ans, pour échapper aux escadrons de la mort. Arrivé, perdu à Paris, il est accueilli dans une église où il entre par hasard. Titre de séjour refusé. Quatre ans de bataille juridique pour finalement être régularisé à la suite d’une intervention directe faite par une autorité bienveillance au niveau du ministre. Parfaitement intégré, reconnu, apprécié par beaucoup d’interlocuteurs notables, il fait des conférences, écrit des livres-témoignages, et travail au CDI comme agent logistique dans une paroisse parisienne, qui lui attribue un logement de fonction à même de recevoir 4 personnes : sa femme et ses 2 enfants restés en Haïti. L. V. remplir toutes les conditions requises pour un regroupement familial. Le dossier est au point mort depuis deux ans ; les inspecteurs sont venus deux fois examiner son appartement : tout est ok – sauf qu’il ne se passe toujours rien, et que cette famille déchirée depuis si longtemps n’en peut plus. Pourquoi tant d’inhumanité




Centres de rétention, quel soutien ?

“Il faut que les gens dehors sachent ce qui se passe ici”. 

Ici ? Le Centre de Rétention Administrative (CRA) du Mesnil Amelot (77), au bout des pistes de l’aéroport de Roissy.

Peu connus du grand public, les CRA (une vingtaine en France) sont un lieu de privation de liberté, surveillés par la Police de l’Air et aux Frontières (PAF), où sont retenus des étrangers qui n’ont pas été en mesure de présenter les bons papiers au bon moment : l’anti-chambre de l’expulsion des “sans-papiers”.

Privés de liberté, qu’ils aient vécu un an en France, qu’ils travaillent, étudient ou non, ils partiront avec une valise et quelques euros en poche, la plupart du temps arrachés à leur famille, séparés de leur femme, de leurs enfants au mépris de toute humanité.

Le CRA du Mesnil Amelot est une véritable prison avec double enceinte de barbelés, caméras de surveillance, où le visiteur est contrôlé corporellement et reste sous le regard des policiers durant l’entretien au parloir avec un “retenu”.

Lors de l’ouverture du nouveau CRA du Mesnil Amelot, l’Observatoire citoyen de la rétention 77 a été créé à l’initiative de plusieurs associations (Cimade, RESF, la LDH, Turbulences et les Cercles de Silence du 77) avec 3 objectifs :

– exercer une plus grande vigilance sur les conditions de rétention en CRA, au moyen de visites régulières de “retenus” dans le but de les soutenir et de recueillir leurs témoignages ;

– assurer une présence régulière lors des audiences au tribunal pour collecter des informations sur les pratiques des juges devant lesquels passent les retenus et soutenir ceux-ci ;

– témoigner et faire circuler l’information auprès de la population.

C’est dans le cadre de cet observatoire que nous rapportons les faits et situations qui suivent.

Visites et soutien au CRA

“Il faut que les gens dehors sachent ce qui se passe ici”.

C’est un jeune Malien à qui je rends visite qui s’exprime ainsi. En France depuis 2000, il a été arrêté à sa descente du RER dans une gare de Seine-et-Marne alors que, comme chaque matin, il se rendait à son travail.

Monsieur S, ne semble pas réaliser ce qui lui arrive. Il ne comprend pas, il est perdu, envahi par l’angoisse.

“Ici” en effet, c’est la menace de l’expulsion imminente… des journées à attendre dans le bruit des avions qui décollent juste au-dessus du CRA.

“Chaque fois, je me dis : demain ce sera peut-être mon tour.”… Des nuits d’insomnies avec au petit matin la peur au ventre quand on entend les policiers qui viennent chercher quelqu’un pour l’embarquer et parfois ça se passe mal… Et c’est là que Monsieur S. lâche cette phrase : “Il faut que les gens dehors sachent ce qui se passe ici”.

Avant qu’il s’exprime ainsi, s’est écoulé un certain temps de mise en confiance. Pour nous, visiteurs, il est nécessaire d’être tout de suite bien clair sur le sens et le but de notre démarche, si nous voulons que le dialogue s’instaure, tellement l’environnement leur paraît hostile. Alors seulement la conversation pourra vraiment s’engager, mais ce n’est pas toujours le cas, d’autant que la durée de la visite est limitée (environ 30 minutes). La personne retenue parle de son histoire, son travail, ses projets fortement contrariés, sa peur, la vie au CRA, les conditions matérielles, mais au-delà de la difficulté de celles-ci, ce qui ressort toujours c’est un profond sentiment d’injustice par rapport à son enfermement : “Pourquoi je suis là ? Je n’ai rien fait ! “”Avoir 30 ans et être là, ce n’est pas une vie.”

Le stress est le compagnon de chaque instant, jour et nuit et parfois le désespoir l’emporte et la seule solution trouvée est de retourner la violence du système contre soi, par exemple en avalant n’importe quoi, quand on ne voit pas d’autre issue pour se faire entendre.

Mais il arrive aussi que, la situation devenant tellement insoutenable, explosive, des retenus prennent le risque de s’organiser pour briser la solitude de l’enfermement par une grève de la faim, une pétition, des revendications sur les conditions de suivi médical, la nourriture, les intimidations…Où trouvent-ils la force de réagir ainsi, de ne pas baisser les bras, de protester ? “Nous sommes des retenus, dans un temps normal nous devrions jouir d’un peu plus de respect à notre dignité humaine” (pétition du 11 septembre 2012 “Pour que notre voix soit entendue”).

Ecouter, rassurer, donner de son temps, entendre la souffrance et l’angoisse de cette personne retenue qui se sait en danger, danger d’être séparée de sa famille, de se retrouver dans un pays où elle ne connaît plus personne. Tout faire pour qu’elle garde espoir et ne se décourage pas. Parfois tout simplement être là, et avoir la modestie de reconnaître qu’on n’a pas de réponse à toutes les questions qu’elle se pose. Mais avoir toujours en tête le souci de rapporter au dehors qui se vit là. Un compte rendu de visite est écrit pour l’observatoire.

Soutien lors des audiences au tribunal

Ce matin de septembre, nous attendons à quelques-uns l’ouverture de l’audience au Tribunal Administratif (TA) et nous allons subir un véritable choc en voyant débarquer du fourgon de la PAF une jeune femme et ses 3 enfants nés en France, le plus petit dans les bras (14 mois) et les 2 “grands” (5 et 3 ans) accrochés à leur mère. Est-ce possible ? On fait cela chez nous ! En notre nom on emprisonne des enfants ! La honte ! Cette jeune mère géorgienne a été arrêtée 3 jours plus tôt sur un parking devant chez elle, dans la Creuse où la famille est bien intégrée depuis des années. On ne lui a pas laissé le droit de prendre la moindre chose chez elle pour les petits, ni doudous, ni linge de rechange pour les enfants. Tout de suite le fourgon et après 7 h de route, le CRA du Mesnil Amelot. Au tribunal, l’avocate de la préfecture poussera le cynisme jusqu’à prétendre que les enfants n’ont pas été arrêtés mais qu’ils ont “accompagné leur mère” ! Le père était absent lors de l’intervention de la police. Dès son arrivée, nous manifestons notre présence et notre soutien à cette femme, rassurée aussi par son avocat qui signalera au juge la présence du comité de soutien dans la salle. Finalement, après avoir longuement délibéré, le juge prononcera la libération de la famille. Lucas (5 ans) lève tout de suite les bras et comprend que le cauchemar est fini. Durant des heures d’attente, cette jeune femme va faire preuve d’une grande dignité.

Des heures, parfois une demi-journée au tribunal, à quoi bon ? Et pourtant, être là pour assurer de notre soutien ces personnes souvent en larmes et en même temps exercer une vigilance citoyenne, manifester au dehors notre désaccord avec une justice qui ne ferait pas respecter les droits fondamentaux de toute personne quelle qu’elle soit, notamment ceux des enfants. Ceux-ci arrêtés avec leur famille, dans des conditions souvent violentes, arrachés brutalement à leur vie quotidienne, privés de scolarisation et d’activités, sont confrontés à l’angoisse et à la dévalorisation de leurs parents qu’ils voient menottés, entourés de policiers, présentés devant des juges, tels des délinquants.

Autre exemple : nous sommes appelés à soutenir une famille kosovare (les parents, une fille de 12 ans et un garçon de 9 ans), sous la menace d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français), raflée au petit matin dans une chambre d’hôtel en Moselle et enfermée au CRA. Elle comparaît devant la TA en ce vendredi après-midi. La décision du juge de libérer cette famille va nous mettre à contribution pour le week-end car elle se retrouve à la rue, sans possibilité de retour vers la Moselle. Tous les bagages (une quinzaine de paquets) entassés dans un fourgon de la police sont déchargés sur le trottoir. Voilà, c’est tout ce qu’ils ont, ce qu’ils ont conservé de plus précieux durant ces deux années passées en France, les souvenirs, les livres scolaires des enfants, voilà ce qu’on en fait, on jette tout ça sur un trottoir… C’est à l’image du traitement réservé à ce couple et leurs deux enfants… On les trimballe : CADA, hôtel, fourgon, TA, et la rue. Quel mépris pour cette famille, une véritable entreprise de déshumanisation, des mécanismes qui broient les personnes ! Mais, en ce vendredi, le temps presse et nous devons nous inquiéter d’un hébergement pour le week-end. Nous passerons de longs moments avec eux : repas, promenades… Une solution provisoire est finalement trouvée chez une cousine dans le sud, ce qui veut dire que l’errance, liée à la vie clandestine, va continuer avec ses déplacements et la peur, peur de la police quand on leur propose une sortie en forêt, panique du père quand un garde forestier apparaît : la menace est toujours là et l’enfermement va donc bien au-delà des barbelés du CRA. Et pour nous, un sentiment d’impuissance, d’inachevé, n’étant pas en mesure de leur procurer ce qu’ils attendent depuis des années : se poser et vivre en paix. Ce qui veut dire, pour tous ces “sans-papiers”, sortir de l’enfermement qui les oppresse de toute part, et pouvoir enfin envisager un projet d’avenir.

Mais les années de galère n’ont pas atteint leur détermination, ils ont trop souffert, trop risqué pour renoncer à leur projet. Leur dignité et leur énergie sont restées intactes malgré les affronts et le refus subis. Ils nous donnent souvent une leçon de courage et d’humanité.

En concluant cet article, un passage de Une autre vie est possible de J.-C. Guillebaud nous revient. Evoquant les famines, les assassinats, les hécatombes dont il a été témoin, il écrit : “Quand je me remémore ces années-là, c’est l’énergie des humains, l’opiniâtreté de leur espérance, l’ardeur de leurs recommencements qui me viennent en tête… Ces êtres que j’ai vus s’accrocher à l’avenir, avec cette infatigable volonté qui leur permettait de rester debout dans le désastre. Ceux-là continuaient de penser qu’au-delà des souffrances et des dévastations un “demain” est possible…”

Oui, un “demain” est possible, mais restons vigilants et solidaires.

Jean et Annick Lanoë.