Porter intérêt à l’Islam en train de se renouveler

Marcel Légaut, dans le beau chapitre 3 de « Devenir soi » ( Cerf) : « Approche et accueil de l’autre »  écrit : « La secrète appréhension [du mystère d’autrui] appelle spontanément l’homme à respecter l’autre. Elle le pousse intimement à lui porter intérêt.[…] Ce respect et cet intérêt sont assurément la base des relations entre les hommes dignes de leur humanité ». Et il ajoute que c’est à chacun  d’inventer, sous la poussée des exigences intimes qui le sollicitent, la manière singulière  de respecter autrui et de lui porter intérêt ( pages 67-68).

Voilà des années – bien avant les événements meurtriers de janvier – que je me sens  motivé pour mieux comprendre les traditions spirituelles différentes de la mienne. Sans doute à cause des questions que je me pose  sur ce qu’est devenue ma tradition catholique au cours du temps par rapport à son origine qu’est Jésus de Nazareth, je m’interroge sur la manière dont les autres traditions essaient ou pas aujourd’hui  de revenir à leur Source par delà les interprétations successives marquées par les contextes culturels et politiques où elles sont nées.  C’est une question posée à toutes les religions dans la modernité de notre temps : la fidélité en effet n’est pas la répétition mais une  réappropriation créative à nouveaux frais, car nous ne vivons plus dans le monde d’hier, d’avant-hier et des temps anciens. Se contenter de répéter est condamné à l’insignifiance et à l’indifférence. C’est Marcel Légaut qui le dit à longueur de livres. C’est la raison pour laquelle je me suis lancé à découvrir la tradition bouddhiste et  la tradition musulmane, à la fois par des lectures et aussi en regardant  souvent le dimanche matin les deux  premières émissions  de France II consacrées aux religions. Je parlerai  ici seulement de l’émission « Islam » ( de 8h45 à 9h15)  et de ce que j’ai découvert comme effort extrêmement sérieux de réflexion,  prônant la nécessité de réinterpréter dans  notre monde moderne l’héritage venant de l’enseignement de Mahomet et des origines de l’Islam, marqués par le contexte singulier où ils sont nés. Vérifiez vous-même quand  ce type de débat est au programme. Durant l’année passée il a eu lieu maints dimanches.

Le choix délibéré d’aborder cette question essentielle est extrêmement courageux alors que les conceptions  de l’Islam chez beaucoup de croyants musulmans sont plutôt traditionnelles à partir d’une lecture du Coran fondamentaliste ( comme celle des évangiles par bien des chrétiens). Les présentateurs et les invités sont d’une grande ouverture et rejoignent l’esprit et les efforts déployés jadis dans le catholicisme par « les modernistes » pour  réinterpréter les Ecritures.  Je suis en admiration devant la qualité de ces interventions qui disent clairement que dans notre monde occidental sécularisé la crédibilité du message musulman, maintenant et dans le futur, est au prix de  cette réinterprétation et de cette actualisation. Les deux dernières émissions les 4 et 10 janvier intitulées « Islam et citoyenneté » ont été remarquables.

Il ne manque pas de livres également  de la part d’auteurs musulmans qui appellent à ce travail de réappropriation nécessaire. J’en cite trois seulement qui montrent que ce travail est déjà à l’oeuvre depuis des années dans différents pays : « Les nouveaux penseurs de l’Islam » de Rachid Benzine (Albin Michel 2004, collection l’Islam des Lumières), « La construction humaine de l’Islam » de Mohammed Arkoun  ( Albin Michel, 2012 ) ; « Réformer l’Islam d’Abdou Filali-Ansary ( La Découverte poche 2005).  Les efforts de ces penseurs sont souvent  inconnus de beaucoup de français et parmi eux de chrétiens qui continuent à voir l’Islam comme une religion traditionnaliste, sans qu’ils s’aperçoivent eux-mêmes qu’ils professent un catholicisme traditionnel  peu  ou pas réfléchi. Certes, c’est un mouvement  dont on ne voit pas encore  socialement les fruits mais  ses protagonistes sont l’honneur de l’Islam comme « les  modernistes » furent en leur temps ( fin du 19ème, début du 20ème) l’honneur du christianisme catholique, que les autorités hélas  marginalisèrent. Leur fécondité a fait irrésistiblement son chemin depuis ( et ce n’est pas terminé) et il en sera de même pour les  avant-gardistes musulmans, maintenant et dans l’avenir.

Quelle que soit notre tradition spirituelle, ce travail de réappropriation  s’impose dans notre monde sécularisé, héritier des Lumières. Il n’y a pas à avoir peur. Marcel Légaut a fait un travail immense de réinterprétation de sa tradition catholique dans la modernité présente.  En sommes-nous conscients ? Avons-nous travaillé sa pensée en profondeur sur l’homme, Jésus, « Dieu » ? Se réclamer de lui l’exige. A nous de l’exprimer aujourd’hui avec nos mots et à partir de nos expériences. C’est notre responsabilité.

Jacques Musset ( adressé au réseau des amis de Marcel Légaut)

13 janvier 2015