Ces armes nucléaires moralement inacceptables

« Ces armes nucléaires moralement inacceptables » 

Jean-Marie MULLER*

L’archevêque Francis Chullikatt, observateur permanent du Saint-Siège à l’ONU (New York), est intervenu le 30 avril 2014 lors de la réunion préparatoire finale de la Conférence d’examen du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) de 2015. Le texte de son intervention présente une analyse fort intéressante de la situation qui prévaut aujourd’hui dans le monde à propos des armes nucléaires.

Il souligne tout d’abord l’importance de plus en plus grande de chaque Conférence portant sur le TNP : « Plus long sera le délai pour atteindre les objectifs du traité, plus grand sera le risque que l’équilibre fragile de la sécurité internationale soit brisé par une tragédie cataclysmique impliquant l’usage d’armes nucléaires. » Il rappelle que « cela fait maintenant 44 ans que le TNP est entré en vigueur mais que le maintien de l’existence de quelque 17.000 armes nucléaires avec la modernisation des programmes qui se profile laisse supposer que les armes nucléaires continueront à bien faire partie des arsenaux militaires dans la seconde moitié du XXIe siècle ». Autant dire qu’il faudra encore attendre « une éternité » pour espérer voir se réaliser un hypothétique désarmement mondial. « Sans des progrès vigoureux vers l’élimination des armes nucléaires, le jour peut n’être pas loin où le traité sera regardé comme une relique d’un âge ancien. » Soit.

Il précise son diagnostic qui est particulièrement sévère : « Si l’une des obligations centrales du TNP – des négociations sur l’élimination des armes nucléaires – continue d’être remplie avec tant de timidité et à un rythme aussi inaccepatblement lent, la confiance dans les chances de succès d’un régime de non-prolifération pourrait graduellement se briser et le risque d’une plus grande prolifération augmenterait. » En effet.

Francis Chullikatt souligne la responsabilité des Etats dotés de l’arme nucléaire qui font une approche déséquilibrée du traité : tandis qu’ils font montre d’un fort intérêt pour réduire la prolifération, leur engagement pour se départir eux-mêmes de ces instruments d’un pouvoir hégémonique est dépourvu d’une telle urgence. Les États dotés d’armes nucléaires font valoir qu’ils ont besoin de ces armes pour leur propre sécurité, tandis qu’ils n’accordent aucune attention aux avis des experts dans différends domaines de l’activité humaine selon lesquels « les armes nucléaires sont le parfait exemple de l’insécurité ». « La doctrine militaire de la dissuasion nucléaire, affirme-t-il encore, est regardée par un grand nombre de pays comme l’obstacle principal à un progrès significatif du désarmement nucléaire. » À l’évidence.

Francis Chullikatt rend compte de l’initiative prise par de nombreux pays non dotés d’organiser des rencontres pour discuter des « conséquences humanitaires catastrophiques » de l’utilisation des armes nucléaires. Ces rencontres, précise-t-il, « expliquent très clairement avec des détails atroces les horreurs qui frapperaient l’humanité dans l’éventualité d’un usage accidentel ou délibéré des armes nucléaires. » Dès lors, la ligne de conduite est claire : réaliser « des progrès  urgents et rapides conduisant à une interdiction générale des armes nucléaires ».

Cependant, l’archevêque note avec lucidité que ces rencontres diplomatiques, auxquelles les pays dotés ne participent pas, « ne peuvent pas par elles-mêmes initier un processus qui donne lieu à une interdiction. » Il veut espérer que « les principaux États décideront d’agir de manière plus substantielle et plus résolue pour éliminer le fléau  de ces armes nucléaire moralement inacceptables ». Pour cela, il faut que « les États dotés travaillent avec les États non dotés pour préparer un chemin commun pour développer un instrument légalement contraignant qui interdise la possession des armes nucléaires. » En définitive, Francis Chullikatt veut croire que l’engagement de bonne foi  de toutes les parties liées au TNP permettra de rapprocher le monde de l’élimination des armes nucléaires. Il conclut par ces mots : « Les armes nucléaires – l’antithèse de l’aspiration de l’humanité à la paix – ne doivent avoir aucune place dans une communauté mondiale déterminée à atteindre une sécurité mutuelle à l’échelle internationale ».

L’archevêque estime également que les États dotés de l’arme nucléaire ne devraient pas continuer à dépenser chaque année des milliards de dollars pour maintenir leur arsenal, « alors que cette précieuse ressource financière est si désespérément nécessaire pour répondre aux besoins des plus pauvres du monde ».

Mais comment partager l’espérance du prélat ? Tout au long de son intervention, il met en avant la mauvaise foi dont les États dotés  ont fait preuve ces dernières décennies pour entreprendre de réelles négociations sur l’élimination des armes nucléaires et il ne laisse entrevoir aucune perspective pour que cela change dans les décennies à venir.

Francis Chullikatt donne précisément  les arguments qui privent les États dotés de toutes les justifications qu’ils prétendent avancer pour maintenir et moderniser leurs arsenaux nucléaires. Si, vraiment, les armes nucléaires sont « moralement inacceptables », si, vraiment, elles sont « l’antithèse de l’aspiration de l’humanité à la paix « , si, vraiment, « la doctrine de la dissuasion nucléaire est le principal obstacle au désarmement nucléaire », si, vraiment, l’arme nucléaire est « l’exemple parfait de l’insécurité », si, vraiment, le risque augmente chaque jour d’une « tragédie nucléaire cataclysmique », si, vraiment, l’argent dépenser pour maintenir les armes nucléaires est nécessaire pour satisfaire les besoins des plus pauvres du monde, comment ne pas en conclure logiquement que c’est une stricte obligation morale pour chaque État doté de décider de renoncer unilatéralement à la possession de ses armes nucléaires ?

Au regard même de la rigueur de l’analyse de Francis Chullikatt, cette obligation morale est un impératif catégorique. L’essence même de l’obligation morale est d’être unilatérale. Il est incompréhensible que l’archevêque n’en vienne pas lui-même à cette conclusion qui est la seule cohérente avec l’ensemble de ses propos. Tout laisse penser que, comme malgré lui, il reste prisonnier de la rhétorique du désarmement multilatéral qui a pris rang de doctrine officielle de l’Église catholique, alors qu’il montre lui-même que cette rhétorique est inopérante. L’urgence est donc de déconstruire cette doctrine. Afin de ne pas laisser s’éteindre la petite flamme fragile de l’espérance.

(*) Philosophe et écrivain

muller.roussier@libertysurf.fr

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