La politique de Jésus, ou la déchirure…

Il nous est bien difficile de connaître ce qu’a été la pratique de Jésus au cours de sa vie historique. En effet, nous n’en atteignons quelque chose qu’à travers les témoignages de celles et de ceux qui furent ses compagnons de route, témoignages recueillis et consignés dans les écrits du Nouveau Testament. Or ces écrits nous présentent la personne de Jésus dans la lumière de la Résurrection. Comme tels, ils nous disent ce qu’était la foi des communautés chrétiennes primitives. Dans le Nouveau Testament lui-même, Jésus nous est présenté sous des visages différents. On pourrait presque dire que chaque auteur a son approche à lui de la personnalité de Jésus. Cela, en fonction des renseignements qu’il a pu réunir, sans doute, mais aussi en fonction des communautés auxquelles il s’adresse, des questions qu’elles se posent, des problèmes auxquels elles ont à faire face.

Mais il y a un événement qui s’impose à tous, et qui est, lui, historiquement attesté, c’est la mort de ce Jésus, et sa mort sur une croix. Et cette mort résulte d’une condamnation obtenue par la collaboration des pouvoirs religieux et politique, complices pour l’occasion. Qu’est-ce qui a pu entraîner cette improbable collaboration entre un pouvoir religieux juif plutôt nationaliste et un pouvoir politique aux mains de l’occupant romain ? Ce ne peut être qu’une certaine manière de vivre de Jésus à contre-courant des modèles admis. Le grand exégète allemand Ernst Käsemann caractérise cela ainsi : parce qu’il s’est fait proche « des faibles,des humiliés, de ceux qui sont perdus et insensés… (il) s’est attiré la haine des forts et des gens pieux et a fini sur une croix. » Et il poursuit : « Du Nouveau Testament on ne peut déduire aucune théologie de la révolution. On ne peut pas davantage éviter que le culte du Supplicié ne soit cause de trouble pour la paix de la société établie. Une Église qui prêche la croix mais n’en fait pas l’expérience se soumet au jeu des puissances au lieu de le contrecarrer au nom de la justice plus parfaite et en prenant parti pour les victimes de l’injustice : une pareille Église ne vérifie plus la qualité de disciple. » (dans « Le nouveau problème de Jésus », conférence donnée à Leuven, polycopiée.) Il est incontestable que Jésus, si nous faisons confiance aux témoins qui ont parlé de lui, a dit des paroles et accompli des actes à portée politique, au vrai sens du terme. Du coup, il n’est pas anormal qu’il ait dû en rendre compte devant les autorités, et il ne s’est pas dérobé. Son procès lui-même n’a rien de choquant, mais bien son issue qui, elle, est scandaleuse et disqualifie ceux qui ont porté la sentence.

Nous trouvons un texte étonnant dans le Talmud, vaste compilation rabbinique dont la première codification est l’oeuvre des Tannaîm. Dans le traité de la Baraîta, qui parle du sanhédrin, on lit ceci : « À la veille de Pâque, on pendit Jésus sur le gibet. Quarante jours auparavant, le héraut avait proclamé : “il est conduit dehors pour être lapidé car il a pratiqué la magie et séduit Israël. Si quelqu’un a quelque chose à dire pour sa défense, qu’il approche et parle”. Comme rien ne fut avancé pour sa défense, on le pendit à la veille de la fête de Pâque. » Un peu plus loin, après une intervention accusatrice, il est précisé « … car il était proche de prendre le pouvoir. » Ce témoignage est intéressant : les juifs ont décidé de lapider Jésus quarante jours avant son exécution qui, finalement, se fait à la manière romaine pour raison politique. L’Évangile de Jean semble assez en accord avec ça puisqu’il nous dit que Jésus est menacé de lapidation lors de la fête des Lumières, vers la fin décembre (Jn 10, 22), et que sa mort est décidée après la résurrection de Lazare (Jn 11, 53) ; Jésus doit alors se cacher aux confins du désert. Le plus ancien de nos Évangiles canoniques, celui de Marc, nous permet de percevoir quelque chose de ce qui, dans la pratique de Jésus, a pu provoquer ce rejet violent dont témoigne le Talmud. On peut caractériser cela par le termede déchirure, qui revient à quatre reprises :

• Mc 1, 10. Lors de son baptême par Jean, Jésus « vit les cieux se déchirer. » C’est l’exaucement du cri du prophète : « Ah ! Si tu déchirais les cieux et si tu descendais. » (Es. 63, 19) La demande faite à Dieu de sortir de son silence et de se manifester au milieu de son peuple pour inaugurer les derniers temps est désormais exaucée. Avec Jésus, la communication est rétablie entre le ciel et la terre, entre Dieu et son peuple, et la venue de l’Esprit sur lui l’atteste.

• Mc 15, 38. Presque à la fin de l’Évangile, c’est le voile du Temple qui se déchire, et cette déchirure fait pendant à celle du ciel : elle ouvre le libre accès à Dieu. Celui-ci ne sera plus réservé aux seuls juifs, les païens aussi auront libre accès. Mais pas dans ce Temple de Jérusalem dont la déchirure du voile séparateur est l’anticipation et l’annonce de la ruine. Avec lui, c’est le champ symbolique d’Israël qui va être détruit. On n’aura plus besoin d’aller à Jérusalem pour adorer, car « les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. » (Jn 4, 33) Le culte sacrificiel est révolu, dépassé. Le Temple est aussi nu que le corps du Supplicié sur la croix. Dieu est ailleurs. Entre ces deux déchirures aux extrémités de l’Évangile de Marc, deux autres interviennent.

• Mc 2, 21. « Personne ne coud une pièce d’étoffe neuve à un vieux vêtement ; sinon le morceau neuf qu’on ajoute tire sur le vieux vêtement, et la déchirure est pire. » Le cadre est celui d’une controverse avec les pharisiens, comme si souvent ; mais il y a là aussi des disciples de Jean le Baptiste. Ils sont tous dans lepassé. Ils restent attachés à un système usé, un vieux tissu qui ne peut supporter d’être cousu avec un tissu neuf. Les usages vieillis du judaïsme doivent laisser la place à la nouveauté de la Bonne Nouvelle : « le Règne de Dieu s’est approché : convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » (Mc 1, 15) Il s’agit bien de ne pas rester dans le passé, mais de changer pour entrer dans ce Règne qui vient.

• Mc 14, 63. Jésus, arrêté, comparait devant le sanhédrin ; et lorsqu’en réponse à une question, il reconnaît qu’il est le Messie, le grand prêtre déchire ses vêtements. Le sanhédrin, c’est l’organe de gouvernement des juifs, à qui Rome a laissé une relative autonomie. Assemblée de prêtres, de scribes et d’anciens présidée par le grand prêtre, le sanhédrin est le lieu du pouvoir religieux, juridique, économique et politique en Israël. Il possède sa propre police. Ses décisions ont force de loi, et le pouvoir romain les fait appliquer. Avec tous les pouvoirs qui sont les siens, le sanhédrin garantit le fonctionnement du système social et religieux juif. Quand le grand prêtre déchire ses vêtements, c’est tout le tissu symbolique d’Israël qui se déchire. Le sanhédrin a donc décidé la mort de Jésus. Mais l’habileté de certains de ses membres, c’est de faire croire à un possible soulèvement populaire contre l’occupant, en accusant Jésus de se faire roi des juifs, de viser le pouvoir. Le gouverneur romain ne pouvait qu’être sensible à cette possible menace. Et dans la comparution devant Pilate, c’est bien sur la royauté que porte le débat. L’inscription placée au-dessus de la tête du crucifié sera : « Le roi des juifs ». Par rapport à l’occupant, Jésus est ainsi considéré comme subversif et rebelle. Sa mort revêt un caractère politique, et elle est située dans le champ social de l’affrontement entre pouvoir romainet mouvements populaires. La pratique de Jésus déchire le système juif de son temps. Celui-ci partait d’une certaine lecture de la Torah (Loi), celle de la tradition sacerdotale devenue dominante. Car il y a une tout autre lecture, et c’est elle que Jésus remet en honneur en la radicalisant. La lecture faite par le sanhédrin et les scribes, et qui gère le fonctionnement socio- religieux, joue sur le pur et l’impur, et réglemente la vie quotidienne de manière tatillonne afin d’éviter toute souillure.

Cette séparation entre pur et impur affecte tout : les relations avec les autres, les aliments, le culte. Les rituels de purification sont aussi très précis et rigoureux (le Lévitique détaille tout cela à partir du chapitre 11). Ce système provoque la ségrégation et l’exclusion. Et comme il établit une hiérarchie de sainteté, aussi bien dans les diverses parties du Temple que parmi les personnes, il permet aux prêtres et aux scribes de s’imposer au petit peuple qu’ils méprisent.

Jésus n’hésite pas à contester les privilèges que certains s’attribuent, à critiquer leurs pratiques, à les affronter vigoureusement. L’épisode des marchands chassés du Temple est symboliquement très fort, comme si par là s’anticipait la déchirure du voile et la fin de ce haut lieu d’Israël. Mais surtout, Jésus institue une autre pratique. On peut la dire déviante si l’on adopte le point de vue alors dominant. Elle est plutôt alternative. Jésus se fait proche des méprisés, des exclus. Il touche des lépreux ; il se laisse approcher par des pécheresses ; il ne repousse pas les païens. Il viole le sabbat quand il s’agit de remettre quelqu’un debout, et il en prend à l’aise avec les préceptes de pureté. Et il y a aussi les paraboles dont certaines sont des attaques directes, comme celle des vignerons meurtriers que les membres du sanhédrin interprètent sans mal comme dirigée contre eux. Pour Jésus, personne n’est exclu, intouchable. En paroles et en actes, Jésus conteste le système au pouvoir en Israël et la référence à la loi sur laquelle il prétend s’appuyer. Il accuse les responsables d’annuler la Parole de Dieu au profit de leurs traditions. En fait, il n’y a là qu’une survivance, un tissu usé qu’il n’est pas possible de raccommoder avec du neuf.

Une rupture s’impose d’urgence, à laquelle il faut se convertir. Le pouvoir romain est aussi atteint par la pratique de Jésus. En effet, il est soucieux du maintien de l’ordre, et le moindre trouble doit être réprimé. Et il faut bien maintenir le fragile équilibre entre les compétences du gouverneur et celles du sanhédrin. Ce que Pilate ne sait sans doute pas, c’est que, radicalement, Jésus désacralise tout pouvoir, et conteste tout pouvoir qui n’est pas humblement vécu comme service. Mais il n’est pas facile, même pour les disciples, d’entrer dans le projet de Jésus, dans ce monde nouveau du Règne de Dieu qu’il annonçait et qu’il inaugurait. Sa pratique continue à nous questionner, à interpeller nos communautés ecclésiales, et notre manière de vivre ensemble dans la cité des hommes.

Gui Lauraire