Interview de Jean-Marie MULLER

 Jean-Marie, pourquoi t’es-tu engagé dans la non-violence ?

J-M M. J’ai été peu politisé pendant mes études secondaires et universitaires.

On avait la Guerre d’Algérie en horizon et j’étais très démuni devant cet évènement.

Quels en étaient les enjeux ? Dans mon entourage, des jeunes étaient partis en Algérie.

J’ai alors compris que ce n’était pas une guerre pour la démocratie,  j’ai entendu parler de la torture et du comportement à cet égard du général de Bollardière.

En résiliant mon sursis, j’ai fait le choix de partir là-bas avec le maximum de responsabilités, et de devenir officier de réserve. Je suis arrivé au moment du cessez le feu. Donc je n’ai pas eu d’expérience de terrain.

J’ai pris conscience des conséquences de la violence qui n’ont pas apporté de vraie solution, et aussi des réalités locales : un grand nombre de pieds noirs qui n’étaient pas des fascistes et ont tout perdu , la situation des harkis, la prise du pouvoir qui s’est exercé par la violence etc…J’ai vu ainsi tous les échecs de la violence qui démontraient que celle-ci n’était pas la solution, mais vraiment le problème.

La question a continué à me travailler et je suis tombé dans Gandhi, avec le relais de Lanza del Vasto. J’ai trouvé dans Gandhi les réponses à mes questions.

Mes convictions fortes dans le christianisme ont été un autre élément important. Je ne comprenais pas comment le christianisme pouvait accepter les méthodes de la guerre d’Algérie, pourquoi il n’y a pas eu de résistance de la part des évêques sur la torture.

Quelles sont les actions principales dans lesquelles tu t’es engagé ?

J-M M. Je me suis posé la question de rester ou non à la disposition de l’Etat français comme officier de réserve. A ce titre, je pouvais être rappelé pour des périodes.

J’ai alors rencontré deux amis prêtres qui avaient fait la guerre d’Algérie et s’en étaient mal remis. Nous avons décidé ensemble de demander le statut d’objecteur de conscience. Nous ne pouvions l’obtenir pour au moins deux raisons : nous étions officiers de réserve et nous avions terminé notre temps de service. Nous sommes alors entrés en désobéissance, et les autorités, commettant en cela une erreur, nous ont fait un procès qui est devenu une tribune, ce que nous souhaitions évidemment. Après avoir longuement hésité, Guy-Marie Riobé, évêque d’Orléans, a apporté dans ce procès un témoignage magnifique. Le retentissement fut important.

Nous avons été condamnés à des peines de prison avec sursis, amendes et privations de droits civiques (en fait non appliquées). Ces condamnations ont été confirmées en appel.

Un Comité de soutien s’était formé et est devenu comité de recherche et d’actions non violentes, puis s’est créé un réseau de groupes locaux autour de la non-violence. En 1974, ce fut la création de la fédération MAN (Mouvement pour une alternative non violente).

J’ai ensuite participé à un grand nombre d’actions inspirées par la non-violence. On peut en citer quelques-unes :

Les actions au Larzac contre l’extension du camp militaire, avec désobéissance par le refus de l’impôt que nous reversions aux paysans dépossédés de leurs terres. Cela s’est accompagné d’un campagne pour le renvoi de livret militaire, conduisant à des procès largement publicisés, sans qu’aucune condamnation à des peines de prison ferme n’ait été prononcée..

Nos actions pour obtenir un véritable statut d’objecteur de conscience, devant permettre d’effectuer des travaux apportant des réponses aux injustices sociales.

Nous avons finalement obtenu le vote d’une loi, ce qui a notamment permis au MAN d’accueillir des objecteurs de conscience.

Nos actions internationales de soutien actif à Solidarnosc en Pologne. Il faut noter que le statut d’objecteur de conscience fut obtenu par les Polonais avant la chute du mur de Berlin.

Il faut d’ailleurs noter que la chute du mur est en grande partie le résultat d’actions de résistance non violente menées par la population.

Nos luttes contre l’armement nucléaire de dissuasion que les évêques approuvaient et que le pape Jean Paul II considérait comme « moralement acceptable ». J’ai participé au premier jeûne organisé à Taverny (QG de la force de frappe) en 1982 par les Artisans de paix, avec notamment Théodore Monod.

 Jusqu’ici tu as évoqué les actions non-violentes liées aux questions militaires, aux armements etc… C’est bien sûr à cela qu’on pense en premier lieu quand on parle de non-violence. Mais la violence, et donc la non-violence concerne beaucoup d’autres choses, l’économie, la politique, les religions etc…

J-M M. Le MAN a eu des relations de partenariat avec les partis politiques, les syndicats et d’autres organisations sociales à diverses occasions pour donner des éléments de conscientisation. Là encore on peut citer quelques exemples d’actions que nous avons menées ou soutenues activement comme le Boycott anti Outspan (les oranges) dans le cadre de la lutte anti apartheid en Afrique du Sud.

Aujourd’hui, c’est le mouvement international BDS (boycott désinvestissement sanctions) dans le boycott des produits Israéliens provenant des colonies Palestiniennes.

Le rôle du mouvement Education Sans Frontières pour l’accueil et la scolarisation des enfants immigrés en situation irrégulière et menacés d’expulsion.

Les actions du DAL (Droit au Logement)

Les Actions anti OGM. Ceux qui cultivent les OGM peuvent ressentir la destruction comme une violence, mais ils sont complices d’une injustice et on essaie d’avoir un dialogue avec eux pour qu’ils en prennent conscience. Ces actions ont contribué à l’interdiction des cultures OGM.

Les refus d’enseignants d’appliquer certaines lois, notamment sur les dispositifs d’aide aux élèves en difficulté.

Il faut remarquer que, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, la désobéissance n’est pas dans la culture des luttes sociales et politiques en France.

La désobéissance civile implique le non respect de la loi. Le système peut-il marcher si chacun fait sa loi ?

J-M M. L’expérience montre que les pressions exercées dans le cadre légal sur le législateur ne sont pas suffisantes pour qu’il change la loi. « L’homme est un citoyen avant d’être un sujet » (Henry David Thoreau, philosophe américain du XIXème siècle qui faisait déjà campagne pour la désobéissance civile). On doit toujours préférer le bien à l’obéissance à la Loi. Le citoyen doit rester fidèle aux obligations de sa conscience avant tout. C’est difficile de désobéir à la Loi, il y a risque de répression. C’est la passivité qui fait le lit des totalitarismes. Le désobeisseur (ce néologisme n’a pas la connotation négative de désobéissant) est celui qui assume ses responsabilités. C’est une action collective.

L’actualité nous invite à reparler du conflit israélo-palestinien. Il est évident qu’il ne peut y avoir de solution militaire. Les dégâts causés par les tirs de roquettes palestiniennes sont très limités, mais le coût de la répression est terrible compte tenu du rapport de forces. Il serait certainement plus réaliste politiquement d’imaginer des formes de résistance et de désobéissance civile au système profondément injuste subi par les palestiniens. C’est dans cet esprit que, avec des Libanais, Syriens, Irakiens et d’autres, nous avons créé l’Université Arabe pour la Non Violence, en formant des réseaux qui réfléchissent à la non-violence et essaient d’agir sur l’éducation.

 Quels sont les grands axes à privilégier pour promouvoir la non-violence ?

J-M M. Il faut considérer la médiation comme méthode privilégiée de non-violence dans la résolution des conflits, et ceci dès la cour d’école.

Cela veut dire interposer une personne ou une organisation pour créer un espace de dialogue et faire que les parties en conflit trouvent elles-mêmes la solution.

Il peut y avoir médiation pénale pour éviter le recours aux tribunaux.

Nous avons maintenant une loi qui introduit la formation à la non-violence pour les enseignants. Le but est d’institutionnaliser la non-violence.

Il faut étudier Gandhi qui ne l’est pas dans l’Université française, au contraire d’autres pays. Il y a en France une ignorance délibérée de Gandhi. Ses ouvrages, pourtant très nombreux, sont très peu, et souvent mal, traduits en français.

Mais plus généralement, il y a une ignorance de la non-violence. L’universitaire français répond toujours : la non-violence a ses limites ! les évêques font de même, et beaucoup d’autres.

Mais les limites de la non-violence ne sont pas connues car on n’en connait pas les possibilités ; si on connaissait ces possibilités, on connaitrait les limites et on pourrait les dépasser.

Le pape condamne la violence et la mort par les armes, et fait l’éloge de la fraternité. Entre les deux , c’est le vide, c’est là que se situe la non-violence. On saute par-dessus le conflit. En fait souvent les spiritualités ignorent le conflit. Ainsi les évêques défendent l’avortement et l’euthanasie, mais rien entre les deux. La lutte non-violente, ou la résistance non-violente, réhabilite le conflit.

Reprenons l’exemple des armes nucléaires : le pape préconise le désarmement de la part de tous. Mais c’est impossible, cela n’arrivera pas.

Quelle qu’elle soit, une règle morale (Tu ne voleras pas, ….) n’est pas instituée sous réserve que tous l’appliquent ! Le désarmement nucléaire unilatéral est donc bien la seule voie possible aujourd’hui. C’est aussi du réalisme. On ne peut imaginer d’utilisation de l’arme nucléaire. Jamais l’armée soviétique n’a envisagé son utilisation. C’était impensable de la part de tous.

 D’après tout ce que tu viens de dire, il semble évident que la non-violence est un espoir de paix.

J-M M. Mais c’est le seul espoir de paix. Observons les évènements actuels en Afrique, Mali , Nigéria, Syrie, … Partout il y a une dynamique désespérante.

Partout la violence fait preuve de son inefficacité. On n’a jamais essayé la non-violence, donc essayons. Il faut repenser la violence pour penser la non-violence comme étant non l’irréalisme, mais le plus grand réalisme pour résoudre les inévitables conflits.

Ne restons pas dans le rêve. La violence doit rester un crime contre l’humanité

Il faut faire de la médiation internationale, politique, militaire, etc..par exemple entre colons israéliens et paysans palestiniens. Plusieurs ONG font des actions en ce sens, mais avec trop peu de moyens, de logistique, de formation. On peut citer en particulier ce que fait l’ICP (Intervention Civile de Paix).

Quel rôle peut jouer l’école ?

J-M M. Les enseignants sont demandeurs d’une formation à la non-violence, car ils sont très démunis. La loi existe il faut qu’elle soit mise en pratique. Il faut des moyens.

Les psychologues étaient réticents de peur de remise en cause de l’agressivité. Ils commencent à accepter la non-violence.

Il faut oublier l’idéologie dominante qui identifie non-violence et passivité, et finit par donner une notation positive à la violence.

Il faut définir la violence comme étant un viol, toute violence est la perversion de la relation avec l’autre. Toute violence est le viol de la dignité de l’humanité de l’homme, et d’abord celle de celui qui exerce la violence. Simone Weil écrivait : «  Etre frappé ou frapper, c’est la même souillure ». Ceci correspond bien au traumatisme des militaires qui font la guerre sur le terrain et qui sont détruits par la violence qu’ils exercent.

Dire la non violence, c’est d’abord révéler la violence, qui, comme le montre René Girard, s’exerce le plus souvent par imitation.

 Quel est le premier conseil que tu donnerais ?

J-M M. Lisez Gandhi ! et suivez la consigne de Tolstoï qui fut l’inspirateur de Gandhi : « Ne résiste pas au en imitant les méchants ».  
Propos recueillis par Maurice Elain et Jean-Pierre Schmitz