La solitude à l’époque des nouvelles technologies de l’information 

Jamais notre époque n’a autant manifesté son appétit pour les nouvelles formes de communication. Cette « révolution » numérique change nos sociétés qui, dans le même temps, ne semblent pourtant pas parvenir à répondre à la solitude subie de certains de ses membres.

Réseaux et distance

Nos paradoxes contemporains sont nombreux. Nous formons tout à la fois une société où les célibataires sont légions et où ils recherchent l’amour, seuls, sur des sites de rencontre, payants. Le désir de s’affirmer « soi-même » passe par la mise en ligne sur des réseaux sociaux de données privées et de photos avec des personnes que l’on côtoie peu ou pas souvent et qui sont, malgré tout, répertoriées comme des « amis ». La sociologue américaine Sherry Turkle, qui travaille sur la façon dont Internet fait évoluer nos comportements, souligne : « dans le silence de la connexion, les gens sont rassurés en étant en contact avec un grand nombre de personnes – soigneusement tenues à distance. Nous n’en avons jamais assez de l’autre, tant que nous pouvons utiliser la technologie pour garder l’autre à distance : pas trop près, pas trop loin, juste comme il faut ». La technique de l’information satisferait donc notre appétit de contrôle mais n’aboutirait qu’à des relations distantes et donc inconsistantes… nous rendant in fine plus seuls et marquant l’avènement d’une société connectée et dépressive. Dépressive car connectée ?

Du repli à l’ouverture

Sans aller si loin, rappelons que 27 % des français déclarent avoir noué « des liens avec de nouvelles personnes » grâce à Internet et les nouvelles technologies de l’information, selon une enquête toute récente (CREDOC, Les Français en quête de lien social). Cela grimpe à 51% pour des personnes participant à des réseaux sociaux. Les communautés villageoises ou de quartier, les sociabilités familiales, religieuses ou professionnelles n’ont pas disparu avec l’arrivée d’Internet. Cela s’insère dans un temps plus long… Par contre, la technologie n’abolit pas des distances mais peut créer de nouvelles amitiés, d’improbables réseaux d’intérêts, des sociabilités, nées sur l’échange et le dialogue spontané. Blogs et forums autour du centres d’intérêt ne signifient pas disparition de l’association de quartier ou d’anciens élèves, ils en offrent bien souvent un pendant numérique et en prolongent la pratique sous une autre forme. La place des nouvelles technologies dans la solitude subie moderne rejoue peut-être le vieux débat entre « technophiles » et « technophobes ». Un outil n’a pas en soi de sens moral et ce sont plutôt ses usages, les sociétés qui les portent, et les règles dont elle se dote, qui lui confèrent une consistance. S’éduquer à Internet donc ?

Un philosophe des nouvelles technologies, Antonio Caselli, fait également un curieux constat dans son dernier essai sur la sociabilité numérique intitulé Les liaisons numériques, vers une nouvelle sociabilité. Ce sont ceux et celles qui utilisent des nouvelles technologies dans une logique de don, en s’ouvrant aux autres et en communiquant des contenus qui leur sont propres, qui disent recevoir le plus en tirer le plus pour eux-mêmes. La logique altruiste et la disponibilité aux autres seraient les dispositions menant le moins au repli sur soi et son monde clos d’évidences. Sur l’espace numérique comme dans la vie réelle d’une certaine manière.

Contre la solitude (numérique) ?

Dans ce vaste débat, les technophiles ont d’ailleurs des arguments à faire valoir. Nos relations en face à face peuvent également être de convenance, conformistes… et narcissiques. De surcroît, si les nouvelles technologies nourrissent nos solitudes, elles révèlent surtout celles qui sont déjà existantes. Les acteurs de la lutte contre la pauvreté parlent, pas seulement pour les pays du sud, de « fracture numérique ». L’expression désigne la façon dont ceux qui n’ont pas un accès matériel, n’ont pas été formés aux nouvelles technologies ou n’ont pas l’âge pour y avoir été initiés, se font mettre, une fois de plus, hors du jeu social et de ses possibilités. La solitude numérique renvoie ainsi à nos propres lignes de fractures sociales et nous rappelle que la justice et la dignité vont au-delà de la satisfaction des besoins matériels. Critiquer la violence des rapports sociaux numériques n’a peut-être de sens que si on critique avec la même force celle des rapports sociaux tout court. Et qu’on tâche d’y répondre.

Anthony Favier. (Revue Parvis N°61 mars-avril 2014 « la Solitude »).