Un monde nouveau : l’Evangile

Un nouveau monde : L’Evangile 

Dans un monde en mutation, le rapport à la religion est en mutation et les religions elles-mêmes sont en mutation. Alors, que deviendra le christianisme ? Personne ne peut le dire, même si des constats, des réflexions et des propositions sont avancés. Par contre, la problématique engendrée par la marchandisation généralisée s’énonce clairement : «aujourd’hui, la cause est sans équivoque, sublime : il s’agit bel et bien desauver l’humanité» (Edgar Morin)(1). Or, pour la question de l’humanité nous pouvons encore et toujours nous référer à l’Évangile, pour autant que nous sachions renouveler notre mode de lecture.

Le christianisme, dans sa forme sociale, historique et instituée, n’est pas l’Évangile ; comme entre la lettre et l’Esprit, on constate un écart, et parfois même une incompatibilité entre les deux ! Il est fréquent par exemple d’entendre déplorer la rupture entre l’Église « officielle » qui s’arroge le pouvoir et la vérité tout en refusant la modernité, et le peuple des croyants qui se reconnaissent amis du Jésus de l’Évangile tout en vivant dans leur temps. Les bons chrétiens du Petit Reste (2) risquent de former le troupeau fidèle d’une Église-Musée, celle de l’intégrisme religieux, de la restauration romaine ou même simplement celle d’unchristianisme anachronique (3) accroché à ses dogmes, rites, préceptes moraux et expressions de langage complètement dépassés pour nos contemporains.

Mais heureusement aussi, de fait, l’Église en diaspora est déjà là ! Chez les protestants depuis longtemps déjà, rejoints par les catholiques critiques, les membres du Parvis, et de plus en plus de chrétiens déçus par des paroisses figées ou rétrogrades, on peut dire comme José Maria Castillo : le christianisme est en train de sortir de l’Église. Parmi les théologiens aussi, des voix s’élèvent et réclament l’ouverture de nouveaux chantiers.

En février dernier, 143 théologiens allemands, dans leur manifeste : « Église 2011 : un renouveau indispensable », réclament des réformes de fond, et entre autres un meilleur rapport entre Église et Société. Le même mois, au Forum Social de Dakar, d’autres théologiens suggèrent que les religions soient reconsidérées à partir d’une nouvelle épistémologie (4) théologique en fonction de l’actuelle pluralité religieuse et de la crise écologique planétaire. Mentionnons également la richesse des écrits de la théologie de la libération, qui est toujours aux côtés des opprimés, toujours anti-raciste, féministe, et sensible à l’environnement.

Dans une direction proche, l’éco-spiritualité naissante dénonce la vision d’un Dieu extérieur et une théologie anthropo-centrée qui favorisent la coupure dominante de l’homme avec la nature dont il fait pourtant partie. Les chrétiens d’Orient peuvent nous aider à envisager l’in-habitation réciproque de Dieu et de la Création (5) et nous apprendre notre responsabilité envers la création, puisque nous devons  aussi lui faire exprimer sa divinité (6). En un mot, il s’agit aussi de l’aimer ! (7) Avec la perspective de crises enchevêtrées sur les plans économiques, écologiques, et sociétaux, en contexte postmoderne et multi-religieux, nous ne savons donc pas ce que va devenir l’Église. Nous savons que nous ne changerons pas l’institution nous-mêmes. Mais l’intérêt et le foisonnement de ces recherches évoquées au sein même du monde chrétien nous indiquent unchangement orienté vers l’avenir, et il est bien nécessaire !

À notre époque mouvementée et angoissante, quelles valeurs et quels modèles sont-ils proposés à nos contemporains pour atteindre le bonheur ? L’argent, le pouvoir, la consommation, le loisir, l’individualisme, le mensonge, la violence. Face au vide laissé par l’abandon d’une pratique chrétienne décalée, et face à la religion du marché et du spectacle, comment nourrir l’être profond et le vivre ensemble ? Face aux défis qui nous attendent pour «sauver la planète et l’humanité», où puiser l’énergie pour nos résistances et nosespérances ?

Pour approcher les besoins spirituels de nos contemporains, il nous faut distinguer au moins deux générations. Les seniors héritiers de Vatican II et Mai 68 sensibilisés aux libertés, à la politique, l’exigence démocratique, à la justice, l’égalité homme-femme. Et d’autre part les adultes plus jeunes, première génération libérée des obligations religieuses, sensible à l’épanouissement personnel et à la sécurité affective, davantage rôdée à l’inter-culturalité et marquée par l’urgence écologique. Si certains anciens ont encore quelque attente vis à vis de l’Église-institution, pour les plus jeunes il s’agit d’un passé révolu (8). Par contre, ils sont « en recherche » ; recherche de repères de croissance humaine et spirituelle, et recherche de sens.

À tout âge, ces adultes plébiscitent le partage et l’amitié ; ils sont tous, au fond, mobilisés par les questions d’injustice et d’incertitude planétaire, et tous ont besoin d’une dimension intérieure et d’un soutien fédératif pour investir la responsabilité et l’engagement de solidarité qui leur incombe, comme à tout citoyen du monde. Progressivement, nous en avons conscience en effet : il nous faudra revendiquer et construire unecivilisation de l’austérité partagée pour reprendre l’expression de Juan José Tamayo, en développant unespiritualité de la finitude et de la modération selon les termes de Dominique Bourg. (9)

Serions-nous vraiment étonnés de relever la concordance qui s’impose entre les attentes de nos contemporains comme nous venons de les brosser rapidement, et les conclusions auxquelles aboutissent aujourd’hui des penseurs à l’écoute du monde, tels que Edgar Morin, Alain Touraine (10), Hervé Kempf, ou encore Dominique Bourg ou même Jacques Gaillot ? Selon eux, les deux principaux défis à relever pour un monde nouveau : la défense des droits humains pour tous, et l’écologie. Et les ressources principales pour y arriver : la vertu (11), la conquête d’un nouvel art de vivre (12), et la communauté (13).

Alors, après avoir admis que nous changeons notre manière de croire – en poursuivant un itinéraire personnel d’évolution – et de nous réunir en ekklésia (mot grec, signifiant assemblée et traduit par église), et après avoir nommé nos besoins spirituels face aux enjeux que vit l’humanité aujourd’hui, posons la question directement : l’Évangile est-il toujours d’actualité? Et en particulier pour les plus jeunes, et pour celles et ceux qui n’attendent plus de l’Église mais cherchent des textes de spiritualité, des témoins, des éveilleurs. L’Évangile – plus exactement les quatre évangiles – est un texte inspiré, délivré pour tous, à égalité, et qui appartient à tous. C’est un texte poétique, issu du terreau humain et de la vie de la nature. Il relate la vie et les paroles de Jésus, Homme totalement accompli, qu’il adresse à ses ami-es qui le suivent. Dans cet Évangile Jésus touche le fond de l’être humain qui est toujours le même à travers le temps et l’espace ; il dit la vérité de l’homme et cela ne se démode pas ! (14)

Oui, l’Évangile met encore aujourd’hui l’homme debout au centre, il le libère et le guérit. S’adressant aux plus petits, exclus, pauvres ou malades, il renverse le « beaucoup avoir » en «bien être ». Il renverse aussi la possession en gratuité, et propose le don, le partage et la sobriété (un exemple ? La multiplication des pains : quel contrepoids à la société de consommation, aux faux besoins matériels et à l’individualisme !). L’Évangile est un exemple de non-violence et de confiance : il montre une autre façon de réagir en altérité et respect de la différence. Contrecarrant l’idée de réussite et de pouvoir ostentatoire, l’Évangile propose à la place l’humilité, le service conclut : « Chacun doit trouver le chemin où il peut lutter avec d’autres. L’unité : oui, c’est ça qui peut sauver la démocratie et les droits de l’homme, et c’est ce qui me donne de l’espoir ».(14) Michaël Lonsdale, (Florilège de) L’amour peut tout. Le livre ouvert, 2010. aux autres, hors des rituels, des règles morales ou des dogmes (pensons au Samaritain). Le message central de l’Évangile, c’est l’Amour Agapè : amour fraternel réciproque (aimez-vous les uns les autres) qui exige une réelle autonomie et appelle à la communauté. La visée essentielle de l’Évangile peut se résumer ainsi : humanisation de l’Humanité et divinisation de l’humain.

Oui, osons affirmer la puissance de l’Évangile pour le monde nouveau que nous espérons Son message d’amour universel apporte ce qu’il faut pour ressourcer notre force intérieure en cette ère de perturbations et de mutations : amour envers soi, envers les autres, envers le cosmos ; amour simple, réciproque, amour de partage, de soin, de solidarité.

« Le journal d’une main et l’Évangile de l’autre, cela nous suffit », serions-nous tentés de dire, car l’important, pour nous, c’est de mettre l’Évangile comme une boussole au coeur de nos vies et de faire confiance à l’Esprit. Si chacun pratique cette double lecture au quotidien, c’est en effet une bonne fondation. Mais ce serait oublier la dimension essentielle d’une lecture à plusieurs en un même lieu. Modifions alors la formule :« Le journal d’une main, l’Évangile de l’autre, et la vie partagée avec celle des autres ».

Nombreux groupes de Parvis en font l’expérience : lire l’Évangile à plusieurs, en l’articulant au vécu dechacun, le renouvelle, le rend vivant. On peut s’émerveiller et s’enrichir d’entendre les résonnances multiples d’une seule page comme le kaléidoscope jouant avec le reflet particulier de chaque vie, de chaque interprétation. Car nous avons le droit de lire et d’interpréter librement l’Évangile ! Nous sommes toutes et tous adultes, capables de le lire en le respectant et en l’actualisant (15).

Saisissons ensemble l’Évangile : nous y apprendrons la justice et le respect de tous les humains ; nous y apprendrons de rôle, sans débat, et en respectant l’autre. Cet apprentissage d’écoute réciproque est un réel apprentissage de la fraternité. Les attitudes de douceur et de tendresse les uns envers les autres et envers la nature. Partageons nos vies à la lumière de l’Évangile dans des groupes fraternels : nous expérimenterons le soutien d’une petite communauté de sens et nous pratiquerons une lecture incarnée de ces textes tout en recevant leur souffle régénérant. Car l’Évangile est dans la vie – et non pas enfermé, ni dans une théorie ni dans une église ! L’Évangile est Vie, il nous dynamise aujourd’hui et pour demain encore.

                                                                                                      Cécile Entremont

1 Edgar Morin, La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Fayard, 2011, p. 300.

2 Expression biblique évoquant la foi solide de ceux qui renoncent à l’attrait des idoles : même en petit nombre ils finiront par l’emporter sur les autres.

3 Expression de Jean-Marie Kohler – cf. son article dans ce numéro.

4 L’épistémologie s’intéresse à la théorie de la connaissance. Dans ce cas par exemple : notre religion de référence, le christianisme, comme d’autres religions historiques, a été fondée aux premiers siècles de notre ère où l’on ne connaissait pas comme aujourd’hui la pluralité religieuse et où chaque culture pouvait croire détenir La vérité, valable pour son territoire comme pour le reste du monde. De la même façon, à cette époque où furent rédigés les Évangiles, la crise écologique n’existait pas.

Incarner l’évangile dans la modernité.

6 Michel Maxime Egger, La création, lieu des énergies divines, p. 77-90, in Crise écologique, crise des valeurs ? Défis pour l’anthropologie et la spiritualité, Dominique Bourg et Philippe Roch (Dir.), Genève, Labor et Fides, 2010.

7 À ce propos, certains évoquent même le « 11ème Commandement » : « Tu respecteras et aimeras la Terre ».

8 Prenons acte de cette rupture de transmission à ce niveau-là, qui concerne aussi les groupes de Parvis.

9 Cf. ouvrage déjà cité : Crise écologique, crise des valeurs.

10 Alain Touraine, Après la crise, Paris, Seuil, 2010.

11 Hervé Kempf, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Paris, Seuil, 2011, p. 156-158.

12 Edgar Morin, ouvrage déjà cité, La Voie ; p. 257-297 « Réformes de vie ».

13 L’aspect communautaire est mis en avant par les théologiens de la libération, et par exemple, par Edgar Morin, et par Jacques Gaillot qui, dans une récente interview.