Subversion Evangélique

Permanence et métamorphoses de la protestation évangélique 

L’héritage socioreligieux des prophètes d’Israël

La protestation évangélique inaugurée par Jésus s’est inscrite dans le sillage des prophètes d’Israël. Proclamant que Dieu n’a que dégoût pour les sacrifices et les cultes quand la justice est bafouée, Amos, Osée et Isaïe ont insisté sur la prédilection divine pour les petits et se sont élevés avec véhémence contre l’oppression et l’exploitation infligées aux plus vulnérables. Partageant la piété des « pauvres de Yahweh », la jeune Marie enceinte de Jésus a exalté le changement radical que Dieu apporte à l’ordre du monde : « Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles ; il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides ». Et il est révélateur que Jésus ait commencé sa prédication par cet oracle d’Isaïe : « Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer la délivrance aux captifs, rendre la vue aux aveugles et la liberté aux opprimés.»

Croyant la fin du monde imminente, Jésus n’a pas préconisé d’abattre l’ordre sociopolitique dominant. Mais les valeurs qu’il a enseignées dans les béatitudes et les paraboles se situaient aux antipodes de celles privilégiées par les possédants et les détenteurs du pouvoir politique et religieux. Sa fréquentation du rebut de la société – les handicapés et les malades considérés comme impurs, les publicains, les prostituées -, et son attitude à l’égard des femmes ont constitué la plus évidente des protestations contre la dureté et l’hypocrisiedes adeptes intransigeants de la Loi. Il a solennellement averti que seule comptera, au Jugement dernier, la miséricorde qui aura été manifestée aux victimes de la faim, de la soif et du dénuement, aux étrangers, aux malades et aux prisonniers. Sa critique de la religion et l’annonce d’un « culte en esprit et en vérité » se substituant aux rituels du Temple lui ont finalement valu d’être crucifié.

Pour la réforme de l’Église et le salut des âmes

Innombrables ont été les disciples de Jésus qui, au nom de son évangile, se sont insurgés contre l’iniquité imposée par les autorités profanes et religieuses. Mais à mesure que la collusion entre les pouvoirs spirituels et temporels s’est aggravée, leur protestation s’est focalisée sur l’Église qui, sous le couvert de Dieu, voulait régenter le monde pour sa gloire et son profit. La chrétienté médiévale n’a pas épargné ces protestataires : les geôles des rois et les bûchers de l’Inquisition ont compté beaucoup de martyrs. À partir du XIIème siècle, un mouvement de retour aux valeurs évangéliques a soulevé une lame de fond chargée de promesses. À la suite d’un François d’Assise exaltant les vertus d’humilité et de pauvreté, puis des ordres mendiants créés contre l’opulence et la morgue des grands monastères, les béguins et les béguines ont vécu selon l’évangile en se soustrayant au contrôle de la hiérarchie, et les mystiques rhénans ont élaboré des perspectives spirituelles et théologiques correspondant à ces innovations.

Au début du XVIème siècle, la Réforme engagée par Martin Luther a cristallisé la protestation contre l’avidité et la luxure persistantes qui gouvernaient l’Église. Une papauté corrompue pervertissait le christianisme : le trafic des indulgences devait financer les grands travaux du Vatican, la priorité allait aux oeuvres d’art et aux jouissances mondaines, la moralité la plus élémentaire était sacrifiée à l’envie d’accaparer, de s’exhiber et de dominer. Portés par le courant d’émancipation issu de l’humanisme, les réformateurs affirmèrent la souveraine autonomie de la conscience individuelle contre le dogmatisme et l’autoritarisme tentaculaire des autorités ecclésiastiques. Ils récusèrent la Tradition en proclamant que la volonté divine ne s’exprime et ne peut s’imposer qu’à travers les Écritures. Avec Ulrich Zwingli et Jean Calvin, entre autres, ce puissant mouvement protestataire s’est étendu et a développé sa propre théologie, continuant à se diversifier par la suite en dépit des violences qu’il eut à subir.

Face au schisme, la papauté lança une contre-réforme dès 1545. Le Concile de Trente amenda les moeurs de l’Église, mais celle-ci demeura inféodée aux catégories sociales dominantes. Il s’ensuivit une double hémorragie. Intimement liée au système féodal et à la monarchie, l’Église catholique perdit le paysannat lors de la Révolution française. Puis, liée aux forces conservatrices du capitalisme naissant, elle perdit les populations ouvrières au XIXème siècle. Ce ne fut qu’à la veille du XX ème siècle qu’elle révisa ses positions pour enrayer le processus de délitement qui la ruinait. Elle dénonça à son tour l’injustice de l’économie de profit stigmatisée par le communisme, et renonça par la même occasion à son rejet des principes démocratiques. Cette conversion proclamée ne modifia cependant pas ses alliances et sa propre gouvernance. De leur côté, les Églises protestantes se sont peu à peu trouvées, elles aussi, compromises par leurs stratégies de conquête et de contrôle social.

Pour servir et sauvegarder le monde

Au XX ème siècle, avec la sécularisation et l’émergence des droits de l’homme dans la foulée du christianisme, la protestation évangélique a été marquée par les grandes luttes sociales et par les politiques d’émancipation économique et politique du tiers-monde. Renonçant à l’action missionnaire classique, Albert Schweitzer a condamné les abus du système colonial et fut, par son travail médical, un précurseur de l’action humanitaire et altermondialiste. Martin Luther King s’est battu au prix de sa vie contre le racisme et l’exclusion frappant les descendants des esclaves noirs importés aux États-Unis. La théologie de la libération a pris fait et cause pour les pauvres en Amérique latine et, bien qu’étouffée par Rome, cette option a été relayée par de grands témoins comme Helder Camara et Oscar Romero. Dans les pays dits développés, la protestation évangélique a été vigoureuse avec, en France, l’aventure des prêtres ouvriers, les initiatives de l’abbé Pierre, les engagements de divers mouvements ecclésiaux progressistes, et surtout avec la mobilisation de nombreux chrétiens dans des structures non confessionnelles militant pour la justice et la paix.

Le protestantisme a produit d’audacieux prophètes, mais il n’échappe pas à la sclérose de ses structures traditionnelles et se trouve déstabilisé par des courants fondamentalistes et pentecôtistes. Du côté catholique, la crise est plus aiguë. Si Vatican II a répercuté la protestation évangélique malgré ses ambiguïtés, ce concile divise aujourd’hui les fidèles entre une mouvance ouverte sur les problèmes du monde et une autre repliée sur elle-même, qui ne rêve que de restauration ecclésiastique. De plus en plus entravée par le Magistère et désormais minoritaire, la première mouvance se trouve placée devant un choix crucial, écartelée entre la fidélité aux institutions et le refus de cautionner des positions contraires à l’évangile. La fédération des Parvis s’est constituée à ce carrefour. Particulièrement délicate est la situation du clergé qui risque d’être sommé de se soumettre, et donc de choisir entre l’obéissance à la hiérarchie et l’obéissance à la conscience, entre les dérives sectaires qui enferment les croyants aux plans dogmatique, rituel et disciplinaire, et les exigences évangéliques. Tel est l’enjeu de l’appel à la désobéissance qui, parti d’Autriche, est actuellement repris dans divers pays d’Europe.

La protestation évangélique comme chemin

Sur quelles pistes de réflexion ouvre ce trop rapide survol historique de la protestation évangélique ? D’abord, sans minimiser la spécificité de l’enseignement de Jésus, il apparaît que les valeurs évangéliques ne sont pas figées et ne sont pas l’apanage exclusif du christianisme. Elles ont pris corps au cours d’une histoire qui a commencé bien avant la chrétienté, et elles peuvent se retrouver sous des formes plus ou moins explicites et accomplies dans d’autres cultures ou religions et dans le monde sécularisé. Dieu n’est pas avare de ses dons, et l’évangile a un caractère d’universalité au diapason des valeurs que véhicule le fond intime du cœur humain. Non seulement il y a là une pierre d’attente pour le dialogue interreligieux, mais aussi pour collaborer avec tous ceux qui croient en l’homme, sans acception de religion. Pourquoi ne pas reconnaître que l’athéisme lui-même peut témoigner des valeurs évangéliques, parfois plus que les Églises, et ce jusqu’à devoir combattre les organisations ecclésiastiques à l’occasion ?

Ensuite, il s’avère que les valeurs évangéliques ne peuvent jamais être consolidées au profit de ceux qui les prêchent. Il n’existe pas de monopole dans ce domaine et ceux qui portent cette protestation sont logés à la même enseigne que quiconque : ils ne peuvent être témoins de l’évangile qu’en acceptant d’être consumés par leur engagement, prêts à renaître sans cesse pour demeurer fidèles. Comme la Parole originelle qui a créé et qui continue à créer le monde, la protestation évangélique ne peut être audible et active parmi les hommes qu’en s’incarnant dans des langages et des institutions. Mais dès qu’elle cède à la tentation de s’ériger en dispensateur d’une vérité absolue et définitive pour se perpétuer socialement, elle se condamne à trahir. Telle est la terrible condition de la religion et des structures militantes : elles sont incontournables et toujours à dépasser. La protestation évangélique n’est qu’un humble chemin à travers les multiples contradictions insolubles qui nous environnent.

Que pèsent, face aux urgences concrètes de notre époque, les identités définies par les doctrines et les liturgies ? L’évangile est-il exténué ou peut-il encore bouleverser la planète comme au temps où Paul a proclamé l’égale dignité de tous les humains ? Quelles formes épousera à l’avenir la protestation évangélique dans les Églises, sur les parvis et au sein du monde ? Pour aider l’humanité à sauvegarder la vie face à l’injustice et à la violence, il est urgent d’élaborer une nouvelle théologie de la libération et un altermondialisme dégagé de la tyrannie marchande. Et surtout, il faut entreprendre résolument et sans délai, aux risques et périls qu’elle comporte, la folle révolution intérieure et sociale que commande cette perspective. Pour transfigurer les hommes et le monde, pour que l’amour l’emporte sur le cynisme et la destruction, il faut des protestataires, des résistants et des bâtisseurs habités par la liberté créatrice des béatitudes face aux idolâtries profanes et religieuses.

Jean-Marie Kohler